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Se régler sur l’obscur

Rosas et les « Mystery Sonatas »

Wannes Gyselinck
Temps de lecture
15 min.

Avec Mystery Sonatas / for Rosa, Anne Teresa De Keersmaeker plonge au cœur du mystérieux cycle de sonates composées par Heinrich Ignaz Franz Biber, également connues sous le nom de Sonates du Rosaire.

Il s’agit d’un choix audacieux, et ce n’est pas un hasard si ce cycle n’est que rarement, voire jamais donné dans son intégralité. «  Il y a des œuvres qui explorent et repoussent les limites d’un instrument : les Partitas de Bach, les Études d’exécution transcendante de Liszt… et les Sonates du Mystère de Biber  », explique Anne Teresa De Keersmaeker.

Tout l’infini dans un geste du bras

Dans les œuvres citées à l’instant, le lien entre une exigence virtuose hors norme et une aspiration religieuse transcendante n’est pas fortuit : la musique semble y dresser l’inventaire de tout ce qui outrepasse la sphère humaine, là où commence un autre territoire, arraché à notre emprise et notre compréhension ordinaires. S’il est vrai que Dieu est mort depuis un bon moment, il n’en demeure pas moins quelque chose de plus difficile encore à éradiquer de nos cœurs que la foi : le désir même de croire. Il nous est facile d’entendre, dans l’exécution virtuose d’une musique « quasi injouable », une forme de géométrie spirituelle : la musique en tant que quadrature du cercle, dont les contours ne cessent de trembler. Ce rapport du fini à l’infini (le carré contre le cercle) est sans doute la définition la plus concise de la spiritualité : un certain rapport à notre manque, à notre fêlure humaine, tel que ce manque se redéfinit comme excès, aspiration à l’infini.

«  Lorsqu’Amandine Beyer joue cette musique, son bras qui tient l’archet ne cesse de dessiner dans l’air la figure du huit horizontal, le symbole de l’infini », dit De Keersmaeker. « Amandine me l’a aussi écrit dans un mail. Je lui avais demandé de décrire la musique et ce qu’elle en imaginait au niveau de la danse ; c’était un échange très inspirant. Elle écrit quelque part, au sujet de la passacaille, si mes souvenirs sont bons : “C’est une musique qui sonne comme si elle avait déjà commencé avant la première note, et comme si elle continuait après la dernière, comme un petit bout d’éternité”.  »

L’art semble être en mesure d’étendre nos facultés imaginatives au-delà de notre propre finitude, de rendre l’éternité tangible, comme une vapeur suintant au travers de nos failles. Si l’une des caractéristiques du romantisme fut de définir l’art comme le dernier refuge du sacré dans un monde désenchanté – alors, nous demeurons tous de fieffés romantiques. Ce cercle, cet infini, peu importe son nom : Dieu, macrocosme, nature. Ce sont d’ailleurs autant de réductions totalisantes (car qu’est-ce que « la nature » ?). Ce sont des symboles qui pointent vers le non-visible. Non pas qu’il n’y ait rien, mais parce que cela se situe au-delà de notre horizon et de nos facultés d’imagination. Ou parce que nous voulons qu’il en soit ainsi. «  Je viens d’un milieu catholique. Mes parents étaient d’invétérés croyants. Moi, j’ai perdu la foi assez tôt, elle n’a pas survécu à l’adolescence. Ce que j’en garde néanmoins, c’est le sens du mystère, la sensation de quelque chose de plus vaste que nous.  » On pourrait presque qualifier cette sensation d’écologique : l’idée que nous sommes connectés à un réseau dont nous ne pouvons appréhender la totalité. Ce sentiment ne doit même pas être transcendantal, il n’est pas nécessaire de lever les yeux vers le haut ; tout cela peut rester parfaitement immanent : l’écosystème, la terre, le sol sous nos pieds.

© Anne Van Aerschot

Ne pas jouer ce que l’on entend

L’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker est toujours le fruit d’une négociation entre microcosme et macrocosme. Le microcosme, d’abord : les particules d’air en vibration, la résonance de la musique. Biber est l’un des plus grands violonistes de son époque ; ses Sonates du Mystère, nous l’avons dit, sont très exigeantes physiquement, d’une haute virtuosité et même d’une certaine complexité logistique : treize sur les quinze pièces, en effet, en appellent à la technique de la scordatura, qui consiste à accorder l’instrument de manière inhabituelle pour permettre à l’instrumentiste de réaliser des « effets spéciaux » – des tournures harmoniques ou mélodiques impossibles à jouer autrement, des résonances qui évoquent une sonnerie de trompette, des cordes qui vibrent en sympathie pour transformer l’aura du timbre.

Pour l’instrumentiste, ce « ré-accord » a pour conséquence étrange que les notes écrites ne correspondent pas (ou pas toutes) aux sons entendus. La notation relève donc plus ici de la tablature que de l’écriture : elle prescrit en somme les mouvements des doigts, et non pas comment sonne la musique.

On retrouve dans le spectacle le même principe de décalage appliqué à la danse : ce que l’on voit n’est pas ce qui est montré. Ce que nous pensons furtivement reconnaître (une pose, une expression, une référence historico-artistique, la représentation d’une scène biblique) est toujours susceptible d’être autre chose : une colonne vertébrale qui se penche vers l’avant, une cuisse qui pivote vers le bas, des corps qui appliquent une géométrie tridimensionnelle. Parfois, certains tableaux se figent en une posture iconique, car certaines séquences invitent plus que d’autres à l’interprétation : ainsi de la septième sonate (la flagellation de Jésus), où l’un des danseuses joue la scène en incarnant à la fois le fouet et la flagellée. Mais là aussi, le formalisme ne lâche jamais son emprise sur le sens : géométrie du corps, coude disposé en crochet, angle droit, bras chassé du corps suivant les lignes diagonales d’un invisible pentagramme.

«  Depuis le Moyen Âge, l’expression sub rosa signifie “ce qui est caché”, “tenu sous le boisseau”. La rose a toujours été le symbole du mystère. La chorégraphie des Sonates du Mystère tourne sans cesse autour de la frontière entre lisibilité et dissimulation d’un récit. L’équilibre n’a pas été simple à trouver : nous sondons les limites du narratif, jouons avec un sous-texte que nous ne laissons que rarement remonter à la surface. Le spectateur percevra sans doute une intention narrative, une sorte d’ouverture vers la communication, une rhétorique à l’œuvre, que soudain l’on escamote en la soustrayant à toute narration, ramenant votre attention vers le corps dansant, l’abstraction, le geste comme tel.  »

Une installation multimédia primitive

En surplomb de la scène est suspendue une sculpture métallique et réfléchissante, à la fois voile et monolithe, où se disputent les qualités du fluide et du monumental. Il s’agit d’une présence permanente au-dessus des danseurs, sur laquelle se réfractent les sources lumineuses, orientant tout l’éclairage : il semble que la lumière vienne de partout, comme si le spectacle était plus fluorescent que véritablement éclairé. La dramaturgie lumineuse, comme dans les récentes Goldberg Variations (2020), prend une grande place dans l’ensemble du spectacle : l’éclairage de Minna Tiikkainen rythme et désoriente, et agit tout autant comme découpage de l’ombre que comme octroi de lumière. Elle cisèle les corps dansants, amplifie les contrastes et les extrêmes, clarté et noirceur, yin et yang...

© Anne Van Aerschot

Lumière et musique rivalisent et se relaient autour de ces polarités. Ce contrepoint lumineux, ce jeu entre les mediums, la musique ne semble pas seulement l’encaisser, l’absorber, mais tout aussi bien le vouloir et le stimuler. Les Sonates du Mystère s’inscrivaient probablement déjà dans ce que nous appellerions aujourd’hui une « installation multimédia ». La majeure partie de ce qui nous a été transmis des circonstances d’interprétation de cette musique reste conjectural, mais du moins savons-nous ceci : le manuscrit est dédié au mécène de H.I.F. Biber, l’archevêque Maximilian Gandolph von Künburg à Salzbourg, qui faisait probablement partie d’une fraternité du rosaire. Les sonates ont vraisemblablement été créées autour de 1674, un peu plus d’une décennie avant la naissance de Bach, dans la chapelle de l’archevêque, pour accompagner une pratique dévote et méditative : la récitation du rosaire (un chapelet de perles de différents diamètres, qui guidait la prière répétitive du « Notre Père » : quinze fois dix « Ave Maria », chaque fois précédés d’un « Notre Père » et suivis d’un Gloria Patri, « Gloire soit au Père  »).

Dans la chapelle étaient accrochées des représentations des quinze mystères de la foi, qui aidaient les croyants à se focaliser sur des scènes-clés de l’évangile. On pense ici à la Chapelle Rothko à Houston, et à la musique de Morton Feldman qui lui est dédiée : un équivalent moderne et profane à ce croisement d’images, de musique et de spiritualité. Le cycle de Biber se clôture par une passacaille pour violon seul, soit une série de 64 variations sur une boucle de basse continue, correspondant exactement au nombre de prières proférées par le croyant lors d’un tour complet du rosaire.

“Does this make me dance?”

Les quinze mystères du rosaire sont répartis en trois groupes — nous délivrant d’emblée une orientation dramaturgique : les mystères dits joyeux (tels que l’Annonciation, la naissance de Jésus) ; les mystères dits douloureux (l’agonie de Jésus, la flagellation...) ; et enfin les mystères dits glorieux (la résurrection de Jésus parmi les morts, l’Assomption et le couronnement de Marie, par exemple).

Heinrich Ignaz Franz Biber
Heinrich Ignaz Franz Biber

Comme nous l’avons dit plus haut, ce cycle n’est pas seulement exigeant pour l’interprète, mais il met également l’auditeur au défi. Il y aurait comme une incorrection de principe à l’écouter simplement, en niant son caractère de Gebrauchsmusik (musique à finalité). Et sans doute De Keersmaeker pousse-t-elle sa chorégraphie elle-même vers cette finalité, vers un objet contemporain de contemplation. « Il s’agit en fin de compte d’un répertoire d’émotions universelles : la joie et l’espoir, la douleur, la perte et la transformation. »

Au premier abord, la musique de Biber peut désorienter par ses contradictions : à la fois mobile et statique, spectaculaire et pourtant minimaliste. « Je choisis toujours la musique assez intuitivement : Does it make me dance? Me fait-elle danser ? Et la réponse est oui, la musique de Biber est liée à d’anciennes formes de danse, sa pulsation vise la catharsis. Et puis il y a le travail macro-structurel, les formes tripartites, la thématique cyclique et l’esprit de géométrie. C’est à partir de ces éléments-là que s’est construite la chorégraphie. Les intentions dramaturgiques encapsulées dans la musique, toujours un peu cachées – sub rosa –, se révèlent de manière moirée selon les affects changeants que Biber relie aux différents mystères. Il y parvient de manière très rationnelle, en suivant les règles d’une logique rhétorico-musicale. On croirait à l’expression de sentiments très personnels, mais ceux-ci s’obtiennent au fond par une stylisation très codée. »

Virus, ère glaciaire et violon

Bien que mystique, la musique de Biber possède une dimension très « matérielle » : le compositeur fait tout pour exploiter au maximum la matérialité des instruments et favorise les contrastes de timbres. Un mot sur le timbre : nous n’entendons que rarement des « sons purs », sauf peut-être à la faveur d’un examen médical, lorsqu’on nous teste les oreilles avec des « ondes sinusoïdales ». « Timbre » est le nom donné à ce qu’il advient lorsque matière et espace entrent en vibration, quand des harmoniques de différentes proportions se composent pour individualiser le son et lui conférer son caractère. C’est grâce au timbre que nous pouvons placer le son dans l’espace et l’associer à une source sonore : le bois d’un violon, la qualité des cordes en boyaux (souvent de mouton), le crin de cheval d’un archet (celui des chevaux mongols est le meilleur). Dans le timbre d’un violon, nous entendons le présent d’un instrument et de son milieu (son état, l’humidité de la pièce), mais tout aussi bien son passé, son âge, les conditions climatiques de l’époque à laquelle il a été fabriqué. Tout est lié : au XVe siècle, les Espagnols qui débarquent en Amérique y propagent la variole ; plus de 50 millions d’Amérindiens perdent la vie ; les prairies sont trop peu broutées et les forêts se multiplient, absorbant tant de CO2 dans l’atmosphère qu’une petite période glaciaire refroidit l’Europe de quelques degrés. Les arbres poussent moins vite, les cernes annuels rétrécissent, le bois se fait plus résistant et donc « sonne » mieux : de ce bois, on fabrique les meilleurs instruments à cordes de l’histoire (... et Vivaldi écrit ses Quatre Saisons : car cette même période glaciaire exacerbe les différences entre les saisons). Le timbre, au fond, c’est cela : la vibration de la matière, ici et maintenant, dans un lieu déterminé, ancré dans le passé, avec des ramifications qui s’enfoncent en spirale dans la biosphère : le colonialisme, un virus, 50 millions de morts, le changement climatique – et les violons qui sonnent.

Ce que j’évoque là vaut bien plus qu’une digression. Le timbre relève d’un équilibre mystérieux entre le général et le singulier : lorsque je reconnais le timbre d’un violon, ce que j’entends, c’est « le violon en général », mais toujours aussi ce violon-, joué ici et maintenant. De même le corps humain possède-t-il un timbre individuel : le matériau de base des Sonates du Mystère est un mélange entre le timbre propre à De Keersmaeker –son bois en est un peu plus âgé : y est « engrammée » une masse de souvenirs liés aux cernes d’accroissement des années passées – et celui des jeunes danseurs. Ils ont incorporé ce matériau de base et l’ont coloré de leur identité physique. Le vocabulaire est issu des Goldberg Variations, un solo de De Keersmaeker, et de Dark Red – Beyeler Series, une performance donnée dans l’espace d’exposition de la Fondation Beyeler à Bâle. Dans celle-ci, les corps dansants exécutent une sorte de pas de deux avec les sculptures d’Auguste Rodin et de Hans Arp, au gré d’une enquête sur l’idée de passage : transition entre le statique et le dynamique, entre le geste du danseur et le potentiel de mouvement condensé en une sculpture ; enquête sur la zone grise entre l’expression et l’abstraction pure, le romantisme de Rodin et la géométrie d’Arp.

© Anne Van Aerschot

S’accorder comme un exercice d’écologie

Comme nous l’avons vu, la « choré-graphie » – qui est une forme d’écriture, littéralement – oscille constamment entre lisibilité (dramaturgique) et abstraction (formelle). Pour les corps dansants, l’abstraction est cependant toujours extrêmement concrète et physique : ceci est ma colonne vertébrale, voici mes membres, mon bassin se met à bouger, je lève une jambe, nous levons la jambe ensemble... « La danse est la forme artistique la plus contemporaine qui soit : le corps n’existe jamais que dans l’ici et maintenant », énonce De Keersmaeker. Mais cette contemporanéité radicale, ce caractère concret du corps physique, pointe toujours tendanciellement vers un « ecce homo » plus universel : voici l’homme dans sa finitude.

Ainsi, de temps à autre, les contours d’Un Protagoniste (Marie, ou le Christ) apparaissent-il pour s’évanouir à nouveau dans le brouillard de la scène. Le spectacle gagne en couleurs (bleu-Marie, rouge-Passion, jaune-Or), simples couleurs primaires, pourtant lourdes de charge symbolique. Alchimie et physique, géométrie et symbolisme, clarté rhétorique et parler en langues. Le spectacle nous convoque tout à la fois à lire les mouvements et à écouter comment nous parlent les corps. Cette parole (le ton rhétorique) lance irrésistiblement une invitation, quand bien même se tient-elle silencieuse : elle impose au spectateur d’affiner son attitude, de tendre une oreille vers la danse, de chercher l’alignement. Cette attitude, le philosophe Timothy Morton la nomme tuning – s’accorder, faire le réglage. Le  tuning, c’est ce qui se passe lorsque nous faisons face à l’œuvre d’art : celle-ci étant par définition non efficace, sans utilité immédiate, nous ne pouvons que nous tenir ou nous asseoir face à elle, tendre vers elle, nous accorder sur elle. La forme extrême de tuning est la forme extrême de la résonance par sympathie : la voix de la chanteuse sonne, le verre ré-sonne, le cristal se brise. Lorsque nous nous accordons avec la beauté de l’art, explique Morton, nous abordons toujours aux parages de la mort : à la beauté comme verre brisé, ou comme « dose homéopathique de mort ». La beauté selon Adorno peut provoquer une « Erschütterung » – ce que l’on pourrait traduire par « tremblement du sujet », un effondrement temporaire du moi, une longue et violente secousse.

C’est dans un petit ouvrage intitulé All Art is Ecological que Timothy Morton déploie ces méditations, car l’art selon lui répond à ce dont nous avons besoin aujourd’hui : faire vibrer notre subjectivité à tel point que nous nous en décentrions, que nous nous extrayions de notre cercle, que ce cercle s’ouvre comme une spirale, et qu’enfin nous nous accordions à l’« autre que nous ». Morton voit dans cette pratique du tuning une attitude écologique : elle convoque notre « co-existence » pacifique (toujours préférable à la « co-annihilation » violente : la « violence lente » qui déroule actuellement son drame sous l’appellation « crise climatique »).

Le fléau et le flagellé

Tout en écrivant ces lignes, j’aimerais pouvoir adoucir mon écriture, comme De Keersmaeker se laisse invariablement gagner par le calme lorsqu'elle aborde le cœur de sa spirale et qu’elle en vient à évoquer ses fondements spirituels. J’admets aisément que la « spiritualité » semble poisson dans l’eau dans le bénitier New Age, dans ce nouveau packaging coloré où l’on comprime les sagesses anciennes importées à bas prix – cette spiritualité de synthèse qui, depuis les années 1980, sert de lubrifiant aux engrenages du système néolibéral. La pleine conscience comme technique de gestion de soi, pour améliorer toujours plus ses performances dans la jungle quotidienne.

Certes. Mais qui a suivi le travail d’Anne Teresa De Keersmaeker voit désormais la large courbe dramaturgique de son parcours : toujours pareille et toujours différente, un pentagramme enclos dans un pentagramme enclos dans un pentagramme, un cercle d’accroissement dans un cercle d’accroissement – et toujours, à la fin, la spirale qui s’ouvre : répétition, variation, élargissement. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est l’imperceptible et lent changement de couleur de son point de départ, le glissement insensible de son nuancier. Jadis apolitique, son travail est devenu subtilement politique. Son œuvre trahit un engagement et témoigne d’une anxiété nouvelle, d’une inquiétude profonde sur l’état du monde. Elle se pose les questions les plus rudes : que peut bien représenter la danse au beau milieu de la catastrophe globale ? Pourquoi danser aujourd’hui ? « Si quelqu’un se met à danser dans la rue, on le dit fou. Mais s’il s’agit d’un groupe, on sent comme l’amorce d’une rébellion. Il faut dire que nous vivons à une époque de ressources matérielles illimitées, liées à une pénurie désastreuse de spiritualité. Et par spiritualité, je veux simplement dire : l’expérience vécue de nos interconnexions ».

Entre les mains de De Keersmaeker, la spiritualité n’est pas un revêtement vendu « prêt à l’emploi ». Au contraire, il y faut de l’opiniâtreté et la pratique du temps long : 2 heures 30 pour les seules Sonates du Mystère. La spiritualité, dans le meilleur des cas, ne se limite pas à l’expérience individuelle ; le théâtre reste finalement l’un de ces lieux incroyables où une attention collective et silencieuse est possible (on retrouve d’ailleurs chez Simone Weil, une mystique moderne, cette évocation de « la prière comme pureté de l’attention »).

Il ne s’agit pas d’une expérience qui se laisse encaisser dans l’immédiateté, dans l'émotion individuelle par exemple (c'est possible, certes, mais ce n’est pas le but). On se sent plutôt invité à une expérience supra-personnelle, un état où se brise le sujet individuel, l’amenant un instant à s’absenter, à faire de la place, à changer d’humeur, à composer une autre configuration avec ce qui l’entoure. Ce n’est pas toujours agréable : sentir que l’on peut être à la fois le fléau et le flagellé.

Peut-être sonneront-ils comme une apologie quelque peu ampoulée de l’art, mais j’aimerais conclure avec ces mots du poète américain William Carlos Williams, cette phrase qu’il dépose à la fin de son long poème Asphodel, That Greeny Flower, (1955) :

« Il est difficile / d’extraire d’un poème un fait divers /
et pourtant des hommes meurent de misère chaque jour /
par manque / de ce qu'on y trouve. »