La Monnaie / De Munt LA MONNAIE / DE MUNT

Winterreise

Ian Bostridge

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5 min.

Voilà trente ans que Ian Bostridge chante Winterreise de Schubert. Il explique pourquoi il a accepté d’aborder cette œuvre dont il a une connaissance si intime à travers le prisme de l’« interprétation composée » de Hans Zender.

Winterreise, le « voyage d’hiver » de Schubert, un cycle de 24 lieder pour voix et piano, est un « monstre sacré » de la tradition du lied classique allemand, un jalon dans l’histoire de la musique romantique et une source d’inspiration pour de nombreuses personnalités culturelles emblématiques, de Samuel Beckett à Thomas Mann. Je le chante depuis plus de trente ans ; la première fois, j’étais un étudiant en histoire âgé de 20 ans, et je suis à présent un chanteur professionnel de 57 ans.

J’ai abordé cette œuvre extraordinaire de multiples manières. Je l’ai chantée « telle quelle » dans bien des salles de concert à travers le monde, en tenue de concert. J’en ai fait un téléfilm avec le réalisateur David Alden, diffusé en 1997, l’année du bicentenaire de Schubert. Je l’ai enregistrée avec le pianiste norvégien Leif Ove Andsnes. J’en ai proposé une version théâtrale avec le pianiste Julius Drake, sur l’immense plateau du Teatro Comunale de Florence, dans une mise en scène signée Roberto Andò. Je lui ai consacré un livre, Schubert’s Winter Journey: Anatomy of an Obsession. Et me voici sur le point de la retrouver une nouvelle fois à la Monnaie. Une obsession, en effet.

À cela près que cette fois, je ne chante pas le Winterreise de Schubert, mais l’« interprétation composée » pour orchestre qu’en a proposée Hans Zender.

La pièce de Zender, une partition originale de 1993, a remporté un immense succès et a bénéficié de plusieurs enregistrements et d’innombrables exécutions dans le monde entier. Né en 1936, directeur controversé du Staatsoper de Hambourg dans les années 1980, Zender est une personnalité bien établie de l’avant-garde musicale en Allemagne, ce qui lui a valu d’être souvent comparé au très influent Français Pierre Boulez, de dix ans son aîné. Tous deux ont exercé en qualité de chef d’orchestre, d’enseignant et d’essayiste ; tous deux sont des rois philosophes de la musique. La version de Winterreise signée Zender a toutefois touché un public bien plus vaste que celui de la seule scène classique contemporaine, captivant les auditeurs à l’aide d’un procédé qui reflète et réfracte l’œuvre originale de Schubert grâce à une succession de miroirs et de kaléidoscopes, tout en en conservant l’identité et l’essence.

Zender étire la musique, l’interrompt, la soumet aux procédés cinématographiques du montage et du ralenti ; mais elle implique toujours la vision initiale de Schubert, projetée par le chanteur. Cette nouvelle approche de Winterreise n’est pas un assaut de l’avant-garde ni une réalisation au modernisme rébarbatif. C’est plutôt une œuvre qui nous propose une conversation – et parfois une confrontation – entre le passé et le présent.

Elle est saturée en sonorités de diverses musiques composées entre 1828 (l’année de la publication de Winterreise) et 1996. Cette version du cycle de lieder de Schubert nous permet de le trouver étrange, d’une étrangeté ressentie par les contemporains de Schubert et disparue entre-temps ; elle reconnaît aussi les significations multiples qu’il a revêtues pour les générations qui nous séparent de l’époque de Schubert. Ainsi que le souligne Zender : « On voit soudain l’image d’un maître chéri démultipliée par deux ou par trois, sous différents points de vue, ainsi qu’elle était, dans différentes perspectives. »

En écrivant mon livre sur Winterreise de Schubert, j’ai voulu faire deux choses : comprendre comment cette œuvre essentielle s’est dégagée de son époque et s’est transmise au gré de l’histoire pour nous parler encore aujourd’hui ; et en montrer l’actualité et la vitalité – la « pertinence » – aux lecteurs qui ne l’auraient jamais entendue. La version de Zender, que j’ai donnée en concert à Amsterdam et à Vienne, concrétise cette mission. Elle relie l’œuvre à sa propre histoire ; et elle lui donne une nouvelle vitalité aux oreilles des personnes intimidées par le cadre du récital, jugé trop élitiste. Je persiste à dire que Winterreise de Schubert peut parler à n’importe qui ; la lecture de Zender en propose une autre approche.

Publié dans The Guardian (2016), adapté pour la Monnaie (2022)
Traduction : Émilie Syssau