La Monnaie / De Munt LA MONNAIE / DE MUNT

There will be fate

La nouvelle saison 2023-24 présentée par Peter de Caluwe

Peter de Caluwe
Temps de lecture
8 min.

Nous amorçons la nouvelle saison de la Monnaie avec ce message marquant à propos du caractère prétendument inéluctable du destin. Est-il légitime de postuler que nos vies sont prédéterminées par la fatalité ? Nous autres, êtres humains, sommes-nous dirigés par des forces invisibles ? Quelles puissances définissent notre existence ?

Telle est la question que nous voulons mettre en avant durant la saison 2023-24, et poursuivre en 2024-25. Une ligne thématique, renvoyant directement au cycle épique du Der Ring des Nibelungen de Richard Wagner qui se déploiera ces deux prochaines années, nous invite à faire éclater le cadre de la saison traditionnelle pour prendre en considération un ensemble plus vaste.

Nous souhaitons par ailleurs, avec ce slogan There will be fate, susciter des réactions. Car, en tant qu’êtres humains, sommes-nous vraiment condamnés à être les jouets du destin ? Ne pouvons-nous pas nous rebeller contre cette prédétermination et écrire notre propre histoire ? En tant qu’individus, n’avons-nous pas la force de réagir? Cela m’amène à interpréter la devise de la saison comme un plaidoyer en faveur du possibilisme. Telles le yin et le yang, ces deux idées – la fatalité « divine » et le pouvoir « humain » d’agir – sont contenues à parts égales dans seulement quatre mots : There will be fate.

Cette double idée est logiquement entretissée à la manière d’un fil rouge dans notre programmation. Nous comptons aussi parmi les premières institutions culturelles qui intègrent un logiciel d’«intelligence artificielle» pour élaborer leur brochure et leur présentation de saison. Ce type de programme informatique peut générer des textes ou créer des images en partant d’une interrogation humaine. Ainsi, une partie de l’iconographie de la saison est produite par un tel outil, et dans cette introduction, je réagis moi-même aux propos de ChatGPT (Generative Pretrained Transformer), qui se définit ainsi:

« Je suis un modèle de langage entraîné par OpenAI conçu pour aider les gens et être utilisé en tant que modèle de base pour diverses tâches de traitement du langage naturel. Je suis entraîné sur un grand corpus de textes pour acquérir une compréhension approfondie du langage humain. ».

Ce genre d’applications est matière à débat. Car, dans ce processus, qui pense ? Qui est occupé à créer ? Qui conçoit et qui décide ? Il est à la fois fascinant et extrêmement angoissant d’observer quelle façon de penser nous est imposée. Loin des possibilités infinies de ce système, nous devons oser nous interroger sur le caractère envahissant de cette technologie. Ces questionnements liés à l’IA sont donc aussi pour moi une bonne traduction de notre philosophie pour cette saison.

There will be fate devient ainsi un adage qui nous invite en outre à réfléchir au travail d’une maison de création comme la Monnaie dans son ensemble. Car la mission qui nous incombe, en tant que théâtre, reste l’interprétation créative de cette devise. Et nous espérons prouver que nous ne renonçons aucunement à cette mission, avec une nouvelle production du Der Ring des Nibelungen déclinée sur deux saisons.

« Série de quatre opéras de l’écrivain et compositeur allemand Richard Wagner. Les opéras sont intitulés Das Rheingold, Die Walküre, Siegfried et Götterdämmerung. Ils sont basés sur les sagas nordiques et racontent l’histoire de l’anneau des Nibelungen, un objet magique et capable de conférer un pouvoir immense à celui qui le possède, la lutte pour cet anneau magique, et les conséquences tragiques de sa quête. »

Ces propos laconiques cachent une intrigue beaucoup plus riche. Le Ring de Wagner remet en question la vision du monde. Hier comme aujourd’hui. Il dépeint une interaction complexe entre les dieux et les hommes. Un duel entre d’envahissants maîtres accrochés à leurs principes sclérosés et des (demi-)mortels qui bravent ce système par ambition ou rébellion instinctive. Der Ring des Nibelungen est donc la production emblématique de notre (double) thématique de saison. Nous relèverons, avec notre directeur musical Alain Altinoglu et l’artiste visionnaire Romeo Castellucci, le défi de donner une interprétation pertinente de ce cycle magistral.

Cette thématique de saison se retrouve aussi clairement dans Cassandra, une commande de la Monnaie à son ancien directeur, Bernard Foccroulle.

« Dans la mythologie grecque, Cassandre était la fille du roi Priam de Troie. Elle avait le don de prédire l’avenir. Cependant, elle avait été maudite par Apollon afin que personne ne croie ses prédictions, même si elles se révélaient être exactes. Cassandre a prédit la chute de Troie, mais ses avertissements n’ont pas été écoutés. »

Cet opéra, sur un livret de Matthew Jocelyn, confronte la Cassandre de la mythologie, « soumise au destin », à son alter ego contemporain, la « libre » Sandra. Une activiste climatique que l’on écoute tout aussi peu, mais qui refuse de renoncer. Qui fait entendre sa voix, encore et encore, jusqu’à ce que son message s’imprime dans les esprits. Avec Cassandra, nous souhaitons faire résonner une voix lyrique dans le débat écologique et exprimer nos ambitions vertes. La production, dirigée par Kazushi Ono et mise en scène par Marie-Eve Signeyrole, est conçue en concertation avec des jeunes militants du mouvement Youth for Climate, et marquera une nouvelle étape, artistique, dans notre quête d’une manière de produire des spectacles qui soit davantage écoresponsable.

Durant la saison 2023-24, nous poursuivrons également notre série innovante de projets « remix ». À la suite de précédents assemblages d’après Wolfgang Amadeus Mozart et Gaetano Donizetti, nous nous tournons cette année vers un autre maître : Giuseppe Verdi. Nostalgia e Rivoluzione puise dans ses premières œuvres, les opéras écrits durant ce qu’il a appelé ses anni di galera.

« Verdi a rencontré de nombreuses difficultés au cours de sa vie et de sa carrière, et ses premières années ont été marquées par une série de revers et de difficultés. Il a dû faire face à des difficultés financières, à un accueil négatif de la part de la critique et à la censure des autorités, autant de facteurs qui ont rendu difficiles l’exécution et la reconnaissance de ses œuvres. »

Depuis lors, nous savons bien que son œuvre de jeunesse mérite absolument d’être (re)découverte. Nous présentons un florilège de grands chœurs, d’airs brillants et de finales magistraux décliné en deux soirées. Il racontera l’histoire d’un groupe d’amis, des révolutionnaires qui ont lutté dans leur jeunesse pour défendre leurs idéaux progressistes, et qui sont inconsciemment passés peu à peu dans le camp réactionnaire – à l’instar de Verdi qui, d’abord rebelle, se positionne en figure bien plus conservatrice à la fin de sa vie. C’est une réflexion sur la dichotomie ô combien humaine du « progressif versus réactionnaire ». Ce scénario, élaboré par le dramaturge et metteur en scène Krystian Lada, observe la propension humaine à réviser les idéaux et s’accrocher aux acquis.

Pour conclure la saison, nous proposons une nouvelle production de Turandot de Puccini. D’après ChatGPT, cet opéra est :

« surtout connu pour sa partition lyrique et pour la célèbre aria ‘Nessun dorma’, qui est devenue un tube populaire dans le monde entier. Turandot est inspiré d’une légende chinoise. L’opéra présente une variété de personnages hauts en couleur et des rebondissements passionnants. Turandot est un exemple classique de l’opéra italien dans sa forme la plus grandiose et la plus dramatique, et reste une œuvre populaire et durable du répertoire lyrique. »

Voilà une nouvelle fois un résumé correct... si l’on s’en tient à une lecture traditionnelle. Dans la lignée de notre philosophie de la saison, nous voulons reconsidérer ce parti pris. Devons-nous suivre aveuglément ce que dit la tradition? Je plaide résolument pour l’inverse. En tant qu’êtres humains, nous devons nous tourner vers l’avenir, oser être créatifs et remettre en question la tradition.
Il est à cet égard particulièrement ironique que précisément un programme informatique ultramoderne diffuse une vision ouvertement traditionnelle. Dans la nouvelle mise en scène signée Christophe Coppens et dirigée par Kazushi Ono, nous osons renverser plusieurs idées reçues. Turandot n’est pas seulement une princesse glaciale de conte de fées, mais aussi un personnage profondément humain. Une femme que son passé a conditionnée à ne jamais aimer, mais qui tente néanmoins de nouer des liens, même si l’on peut s’interroger sur sa capacité à y parvenir.

L’idée There will be fate se manifeste donc clairement dans bon nombre de nos spectacles. Toutefois, un slogan ne doit pas devenir un dogme – parfois, il suffit de laisser un opéra briller de toute sa magnificence féerique. Voilà pourquoi nous reprenons, durant la saison 2023-24, Le Conte du tsar Saltane. En 2019, Dmitri Tcherniakov s’était attelé à ce récit ensorcelant de Rimski-Korsakov avec un succès éclatant. Animations cartoonesques, costumes et décors colorés et, en filigrane, l’histoire d’un jeune homme atteint d’autisme qui ne trouve pas sa place dans la vie réelle et ne peut s’accommoder du divorce de ses parents. Nous avions fait salle comble, et un International Opera Award de la « meilleure nouvelle production » était venu couronner ce petit bijou. À la demande générale, il retrouvera le chemin de notre scène, après avoir été accueilli à l’Opéra national du Rhin et avant une série de représentations au Teatro Real à Madrid.

La production de The Turn of the Screw signée Andrea Breth est un vrai contraste au Conte du tsar Saltane. La scénographie est dépourvue de toute couleur, sombre et sobre; la musique de Britten n’a rien d’exubérant, elle est magistralement épurée. En 2021, la pandémie de coronavirus nous avait contraints à seulement la diffuser en ligne. L’occasion s’offre maintenant de la voir enfin en salle.
The Turn of the Screw et Le Conte du tsar Saltane sont deux œuvres qui, par le biais de récits imaginaires, philosophent sur la vie. Qui ont recours au monde du rêve (ou du cauchemar) pour explorer les tréfonds de notre être. Qui démontrent l’importance de l’imagination et donc aussi la pertinence de l’opéra.

Un cauchemar – c’est ce qu’a été le parcours du jeune Ali Abdi Omar, le protagoniste de la création mondiale Ali. Ce jeune Somalien a échappé à la terreur dans son pays natal en empruntant la route migratoire meurtrière reliant la Corne de l’Afrique au cœur de l’Europe, Bruxelles. Le metteur en scène Ricard Soler Mallol, connu pour son approche interculturelle et interdisciplinaire, et l’artiste multimédia Grey Filastine ont adapté l’épopée de Ali en une production d’opéra percutante dont la Monnaie assurera la première mondiale, dans le cadre du European network of opera academies (enoa).

C’est indéniable: une offre lyrique variée vous attend à nouveau. En marge de celle-ci, nous continuons à mettre en avant les autres piliers de notre maison. Nous voulons en particulier répercuter le slogan There will be fate dans notre série Vocalissimo. Nous avons choisi cette fois de questionner les contours traditionnels du genre et ce que nous avons imaginé s’écarte de la formule consacrée « chanteur + pianiste » : il y aura des récitals au sens strict, alors que d’autres seront mis en scène.

Avec notre directeur musical Alain Altinoglu, nous avons concocté une série de concerts mêlant des incontournables du répertoire et de passionnantes découvertes. Avec nos partenaires culturels fédéraux, Bozar et le Belgian National Orchestra, nous présentons, parallèlement au Ring de Wagner et réparti sur les deux prochaines saisons, un focus sur les œuvres symphoniques de Mahler. Lors de nos Concertini hebdomadaires, la musique de chambre se fera l’écho de notre programmation lyrique et de concert.

Pour notre affiche de danse, nous poursuivons notre collaboration Troika avec nos partenaires communautaires, le Théâtre National Wallonie-Bruxelles et le Koninklijke Vlaamse Schouwburg. Pour la quatrième année consécutive, nous unissons nos forces afin de proposer une offre commune de danse et de théâtre, avec la présence de quelques valeurs sûres ainsi que de nombreux nouveaux et jeunes talents.

Nous sommes au seuil d’une, et même de deux saisons particulières. En adoptant There will be fate comme fil conducteur et moteur, nous abordons les choses à notre manière : nous faisons éclater le rythme habituel du calendrier culturel, qui s’étend de septembre à juin, nous osons nous confronter à la tradition, aux préjugés, aux carcans prédéterminés.

« À l’aube d’une nouvelle saison, il est important de se souvenir du pouvoir durable du destin et de la façon dont il continue de façonner et d’influencer nos vies. Il est clair que les arts ont le pouvoir de défier et de remettre en question les notions traditionnelles de destin et de fatalité. Qu’il s’agisse des intrigues qui nous ont fait réfléchir au rôle du libre-arbitre dans la construction de nos vies ou des spectacles émouvants qui ont touché nos âmes, les arts ont la capacité de nous inspirer et de nous émouvoir d’une manière qui défie toute explication. »

Alors, oui, There will be fate, mais avant tout, Let’s promote possibilism!

Peter de Caluwe
(Directeur général et artistique)
et ChatGPT