La Monnaie / De Munt LA MONNAIE / DE MUNT

Günther Groissböck

La voix d’une âme ténébreuse

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5 min.

Pour Günther Groissböck, de préférence ni kitsch ni pseudo-Biedermeier. Quelques jours après la Toussaint, la contrebasse autrichienne nous présente un « récital noir », sans artifice, réunissant des airs d’adieu du romantisme tardif. L’occasion d’une conversation sur l’importance de l’intégrité artistique, sur les leçons d’histoire que nous pouvons tirer de la musique de Mahler, et sur une opinion qu’il partage avec la soprano Edita Gruberova.

C’est un programme très sombre, voire nihiliste, que vous avez concocté pour vos débuts à la Monnaie. Que nous apprend-il sur l’homme Günther Groissböck ?

Il en dit beaucoup sur le chanteur Günther Groissböck. Avec mes programmes de récital – allant de Winterreise (Le voyage d’hiver) et Schwanengesang (Le Chant du cygne) de Schubert au programme HerzTod (Arrêt cardiaque) que j’ai moi-même imaginé –, je pénètre souvent le côté obscur de la psyché humaine. Peut-être est-ce tout simplement parce que ma voix se prête à ce genre de répertoire. Lors d’un concert à Londres, j’ai proposé la seconde partie de Nicht Wiedersehen! (Pas de retrouvailles !) et j’ai remarqué à quel point cela plaisait au public. C’est ainsi qu’est née l’idée d’un cycle de lieder de soldats, réfléchi, logique et sombre.

En ces temps de crise, faut-il en plus confronter l’auditeur à des textes violents ?

Je suis conscient de ce qu’avec ces mélodies, j’attire l’attention sur quelque chose que le public ne veut pas nécessairement regarder en face, pourtant le message qu’elles portent est important. Cela fait peut-être de moi quelqu’un d’un peu « vieux jeu », mais en tout cas un homme de conviction. Dans l’art, nous devons veiller à ne pas proposer seulement des choses triviales, faciles à digérer, comme un énième CD de chants de Noël bien kitsch. Donc pour moi, pas de nouveau pseudo-Biedermeier, comme cela a par exemple été le cas après la Seconde Guerre mondiale. Nous devons mettre l’accent sur le contenu.

Vous chantez notamment Zueignung (Dédicace) de Richard Strauss, une pièce populaire et légère. D’une manière ou d’une autre, une ombre plane désormais sur cette œuvre.

Il est fascinant de constater à quel point les lieder peuvent bénéficier d’un éclairage tout à différent selon la tessiture de la voix qui les chante, et comment cela peut en changer la perception. Pour Zueignung, c’est toujours Jessye Norman qui me vient en tête avec son style de diva classique, mais l’air peut aussi être interprété d’une autre manière. Et l’auditeur a la possibilité de choisir ce qui lui semble juste et pertinent.

Peut-on en déduire que vous avez l’âme noire ?

Si l’on veut, oui. Il m’arrive aussi de chanter des rôles comiques, comme celui du Baron Ochs dans Der Rosenkavalier (Le Chevalier à la rose) ou de Kezal dans La Fiancée vendue, mais quand je chante dans ce genre de productions, j'ai toujours besoin d'un contrepoids. À cet égard, Nicht Wiedersehen! a été comme un processus de purification. Il y a quelque chose de magnifique à pouvoir utiliser une mélodie de manière constructive, artistique et cathartique pour soi-même.

Cathartique : que souhaitiez-vous faire disparaître ?

Toutes sortes d’expériences, d’événements et de déceptions auxquels on peut être confronté au quotidien et auquel on doit faire face. Cette musique est également une forme de thérapie.

Edita Gruberova disait toujours que si elle n’avait pas chanté, elle aurait consulté en permanence un psychothérapeute.

C’est pareil pour moi. Je pourrais devenir un cas difficile pour la société si je n’exerçais pas cette profession. Blague à part, je trouverais bien autre chose… Chacun porte en soi des choses refoulées qui doivent sortir. Avec Mahler et Strauss, nous sommes en outre plongés dans une époque qui présente des parallèles avec le présent. À cela s’ajoute le message intemporel du grand art…

Un auditeur qui n’est ni autrichien ni allemand peut-il comprendre ce qu’expriment Mahler et Strauss ?

Oui. Je pense que cela se ressent du fond de l’âme. Bien sûr, quand on a grandi dans la même région que Mahler ou Bruckner, on est naturellement plus proche des images, des impressions et des paysages que ces compositeurs ont vus, sentis et ressentis.

Dans quelle mesure ces émotions doivent-elles être exprimées de façon directe ? Est-il important de maintenir une certaine distance dans l’interprétation, en particulier pour un lied sombre ?

Il est clair que l’on est soi-même touché. Mais si l'on veut continuer à faire son boulot de chanteur, il faut être capable de tenir ses émotions à distance. C’est très difficile, surtout avec des morceaux comme Befreit (Libérés) de Strauss, un chant d’adieu, parce qu’on est très vite aspiré.

En général, pour un enregistrement sur CD, on effectue deux ou trois prises et on les écoute d’abord pour vérifier la pureté de l’intonation, le rythme, etc. Dans le cas de Nicht Wiedersehen! on disposait d’une très bonne version de ce lied. Pourtant, j’ai demandé à l’ingénieur du son : « On ne pourrait pas avoir quelque chose de plus brut ? Quelque chose d’un peu plus torturé ? » Je préfère toujours la version la plus directe et la plus authentique.

Pendant la pandémie, vous avez été très critique à l’égard de certaines « mesures sanitaires ». Votre colère s’est-elle apaisée ?

Des abîmes détestables se sont creusés à cette époque, y compris entre collègues. On a assisté à un opportunisme, une lâcheté et des délations que l’on n’aurait jamais cru possibles. D’un autre côté, j’ai appris au cours des deux dernières années et demie à me concentrer sur ce que je suis capable de faire, et sur ce pour quoi je suis probablement venu au monde. Il faut alors éviter certains combats et peut-être adopter de nouvelles perspectives. Y compris en ce qui concerne ses propres opinions : quand ai-je été trop franc ? Ou trop carré ? Ou trop prompt à me faire une opinion ? Dans certains domaines, cela devient même presque philosophique : par exemple, qu’est-ce que les gens acceptent comme étant la réalité ? Que devrais-je accepter parce que les gens pensent que c’est la réalité ? Cela a été pour moi une rude mise à l’épreuve.

D’où l’aide que pourrait apporter l’étude de lieder et de rôles d’opéra, de « modèles de conflit », en quelque sorte.

Bien sûr. Dans la musique de Mahler, par exemple, on ressent vraiment l’enthousiasme des gens à l’aube de la Première Guerre mondiale. Et puis, avec la distance temporelle, on se demande comment on a pu en arriver là. C’est une question difficile et très complexe. En tant qu’artiste, je considère que l’une de mes tâches consiste à inciter les gens à penser par eux-mêmes, et surtout à ressentir les choses par eux-mêmes.