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Votre ami dévoué, P. Tchaïkovski

« La Dame de pique », 44 jours pour créer un chef-d’œuvre

Thomas Van Deursen
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9 min.

Tchaïkovski, le compositeur inégal. Tchaïkovski, le symbole russe. Tchaïkovski, l’Européen. Tchaïkovski l’homosexuel. Tchaïkovski le névrosé. Tchaïkovski le génie de la mélodie. Autant d’étiquettes qui ne suffisent absolument pas pour rendre compte de la complexité de cet homme à l’origine de certaines des œuvres les plus populaires de toute l’histoire de la musique. Nous avons décidé, à travers ses propres mots, de retracer la genèse de ses compositions qui occupent une place de choix dans notre programmation. Nous commençons avec le cas original de Pikovaya Dama (La Dame de pique), l’opéra qu’un autre aurait dû écrire…

Nous sommes à Moscou en mai 1885, et l’Administrateur des théâtres de la ville, Pavel Pchelnikov, reçoit une lettre du Directeur des Théâtres impériaux de Russie, Ivan Vsevolojski, lui recommandant de proposer au compositeur et chef d’orchestre Nikolaï Klenovski d’adapter en opéra une nouvelle de Pouchkine intitulée La Dame de pique « … qui, selon les circonstances, pourrait s’avérer être un grand succès. Un casino, un bal donné par une Princesse, une scène de nuit dans son palais, l’intervention d’un fantôme… Cela laisse beaucoup de place à l’imagination. »

Une correspondance assidue

À ce jour, il existe encore plus de 5000 lettres adressées par Tchaïkovski à un répertoire d’environ 400 personnes. Ces documents permettent non seulement de mieux comprendre la riche personnalité de cet artiste incontournable, mais aussi de l’accompagner dans son processus de travail. Chaque lettre du compositeur est doublement datée. En effet, au cours de sa vie, le calendrier utilisé dans tout l’Empire Russe avait douze jours de retard sur celui utilisé en Occident. Cette différence est due à l’adoption du calendrier grégorien en Europe à la fin du XVIe siècle, puis généralisée à l’exception des Empires russe et ottoman qui conservèrent le calendrier julien antérieur. Ce n’est qu’en 1918 que l’Union soviétique adopte le nouveau calendrier, tandis qu’il faut attendre 1926 pour que la Turquie en fasse de même. Lors de ses voyages à l’étranger, Tchaïkovski utilisait souvent les deux systèmes de datation dans sa correspondance, mais de manière inconstante et parfois inexacte.

Tchaïkovski en juin 1890, entouré des époux Figner, Medea et Nikolaï, pour qui le compositeur a écrit le rôle d’Hermann.
Tchaïkovski en juin 1890, entouré des époux Figner, Medea et Nikolaï, pour qui le compositeur a écrit le rôle d’Hermann.

LA VENGEANCE EST UN PLAT QUI NE SE MANGE PAS

Les premières ébauches d’un livret sont confiées à Vasily Kandaurov qui milite plutôt pour une pièce de théâtre accompagnée de musique, mais l’idée ne convient pas. Après deux ans de stagnation, Klenovski contacte Modeste Tchaïkovski dans une lettre datée du 12 / 24 septembre 1887 :

« La semaine dernière, le Directeur des Théâtres impériaux, M. Vsevolojski, était de visite à Moscou. Il s’est enquis de l’opéra que je compte écrire, basé sur La Dame de pique de Pouchkine. En apprenant qu’en l’absence d’un livret, je n’avais toujours pas commencé, il m’a conseillé de m’adresser à vous, eu égard à vos compétences en la matière. J’ai donc décidé de vous soumettre humblement cette requête – faites-moi savoir si vous acceptez d’écrire le livret de l’opéra susmentionné et, le cas échéant, quelles seraient vos conditions. »

 

Les documents subsistants de la correspondance entre Modeste et Klenovski suggèrent qu’ils commencèrent une collaboration partielle pendant plusieurs mois et qu’un premier synopsis était sur le point d’être mis en musique par ce dernier. Mais, alors qu’il travaille d’arrache-pied à l’adaptation de la nouvelle, l’idée germe petit à petit dans la tête du librettiste de convaincre son frère d’en composer lui-même un opéra. Cependant, Tchaïkovski, encore rempli d’amertume face à l’insuccès de L’Enchanteresse l’année précédente, refuse d’y songer comme l’indique cette lettre :

Tiflis, 28 mars / 9 avril 1888 (à Modeste Tchaïkovski)
Je suis très heureux d’apprendre que tu souhaites écrire un drame, mais je pense qu’une comédie à propos de la vie de nos artistes aurait été encore plus appréciable. Je suis navré que tu aies perdu autant de temps sur le livret pour Klenovski. Pardonne-moi, Modia, mais je ne regrette pas du tout de ne pas composer La Dame de pique. Après le fiasco de L’Enchanteresse, j’ai voulu me venger et j’étais prêt à écrire sur n’importe quel sujet. À l’époque, j’étais même jaloux que quelqu’un d’autre compose cet opéra. Mais tout cela, c’est du passé et cet été je vais certainement commencer une symphonie. Je n’écrirai de nouvel opéra qu’à partir d’un sujet capable d’émouvoir mon cœur. L’histoire de La Dame de pique ne me stimule pas et je ne pourrais donc qu’en faire une œuvre médiocre.

SEUL FACE À l’ARNO

De retards en petites manigances, le projet continue de languir jusqu’en novembre 1889 quand Ivan Vsevolojski demande personnellement à Tchaïkovski – de passage à Saint-Pétersbourg – de reprendre le flambeau et d’écrire l’opéra à partir du livret de son frère. Le compositeur accepte enfin et s’exile à Florence, une de ses retraites privilégiées pour s’isoler et travailler. Très friand de voyages, Tchaïkovski parcourt l’Europe pendant toute sa carrière, tissant des liens très forts avec nombre de musiciens et musiciennes de son époque. Dans sa musique, cette ouverture vers le continent à une période où l’intelligentsia artistique russe, en particulier le Groupe des Cinq, prône plutôt une forme de nationalisme, est assez unique. Cette hybridité ne plaît d’ailleurs pas toujours à ses critiques contemporains qui lui reprochent alternativement, selon leur origine, son exubérance slave ou ses influences germaniques et françaises (en particulier Mozart et Lalo). À son arrivée en Toscane, il note dans son journal : « Commencé le travail, ce n’était pas mal ». Depuis la quiétude méditerranéenne de son hôtel en bord de fleuve, il détaille la situation à son amie, la pianiste Ioulia Shpachinskaya :

Florence, Hôtel Washington, 26 janvier / 7 février 1890
J’ai commencé à ressentir le besoin de revenir à ma véritable vocation, c’est-à-dire composer, afin de me remonter le moral. Et justement, I. A. Vsevolojski m’encourage à écrire un opéra basé sur La Dame de pique. Le livret a déjà été rédigé par nul autre que mon frère Modeste pour un certain monsieur Klenovski (qui par ailleurs n’a jamais écrit quoi que ce soit). J’ai lu le livret et il m’a plu. Et c’est ainsi qu’un beau jour, j’ai décidé de tout abandonner : Saint-Pétersbourg, Moscou, de nombreuses autres villes en Allemagne, en Belgique et en France où j’étais invité pour des tournées de concerts, pour partir à l’étranger et travailler sans interférences. (…) Je séjourne donc à Florence où j’ai commencé mon ouvrage il y a huit jours.
 
Je compose avec une grande ferveur, réalisant que j’en suis encore capable malgré le sentiment inverse qui m’avait animé plus tôt ; et que l’opéra sera réussi si Dieu prolonge ma vie encore quelques mois. (…)
 
La vie est étrange et parfois misérable, mais vivons et espérons malgré tout. Je vous écrirai plus souvent.
 
Bien à vous, P. Tchaïkovski

 

Carte postale de 1908 montrant l’Hôtel Washington à Florence, au bord de l’Arno, où séjournait Tchaïkovski.
Carte postale de 1908 montrant l’Hôtel Washington à Florence, au bord de l’Arno, où séjournait Tchaïkovski.

Le quotidien du compositeur est principalement rythmé par son travail frénétique et l’attente de nouvelles scènes achevées par Modeste. Malgré le poids de son isolement, cette rapidité trahit la passion grandissante de Tchaïkovski pour son futur opéra, une passion viscérale, physique, qui semble toujours l’avoir accompagné dans l’écriture de ses plus grandes œuvres. Il fait d’ailleurs part de son état à sa cousine Anna Merkling :

Florence, 7 / 19 février 1890
(...) Ah, Anja ! Ce qui rend la vie attrayante, ce n’est pas, comme tu dis, de voyager à l’étranger toute l’année, mais d’avoir quelqu’un chez soi que l’on aime, dont on se soucie, pour qui l’on souffre ou l’on se réjouit. Bref, ma solitude me pèse, ma vie de vagabond m’exaspère, le manque d’un chez moi semble fausser mon existence, la rend instable et vide. (…) Mon travail avance petit à petit ; aujourd’hui j’ai écrit la scène dans laquelle Hermann surgit auprès de la vieille dame… Ce moment était si terrifiant que j’en ressens encore toute l’horreur…

ÉPILOGUE D’UN TRIOMPHE

Tchaïkovski tombe amoureux de ses personnages, au point de pratiquer lui-même des changements et des ajouts dans le livret. Il termine la partition en 44 jours :

Florence, 3 / 15 mars 1890 (à Modeste Tchaïkovski)
Visiblement, Modia, tu n’apprécies pas trop ma suppression de quelques vers, ici et là, dans ton livret, et je comprends tout à fait ce sentiment. Si le compositeur avait été quelqu’un d’autre, je me serais rallié à ta cause. Mais, d’abord, nous vivons à une distance de mille kilomètres l’un de l’autre et il était donc impossible pour moi de te communiquer ce genre de détails. Ensuite, j’ai fait très peu de changements et je n’ai presque rien ajouté ! Enfin, je te laisse le choix de modifier mes vers à ta guise.
 
J’ai composé la fin de l’opéra hier, juste avant le déjeuner. En arrivant à la mort d’Hermann et au dernier chorus, j’ai été pris d’une telle pitié pour lui que j’ai soudainement commencé à pleurer. Mes larmes ont longtemps coulé et cela s’est même transformé en crise d’hystérie, brève mais plaisante : je veux dire par là que j’ai trouvé ces larmes tout à fait agréables. J’ai ensuite cherché à comprendre pourquoi, car je n’avais jamais encore autant pleuré à cause du sort réservé à mon héros. Il s’est avéré qu’Hermann était devenu à mes yeux non seulement la raison pour laquelle j’écrivais de la musique, mais aussi une véritable personne, pour qui j’éprouvais une très grande sympathie.

 

Le 8 / 20 juin de la même année, l’orchestration est également complétée et la partition livrée à Peter Jurgenson, l’éditeur officiel du compositeur. La Dame de pique reçoit sa première le 7/19 décembre 1890 au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg. L’opéra est un triomphe à la fois publique et critique et la pièce fait rapidement son chemin jusqu’à Kiev, puis au Bolchoï de Moscou avant de s’inscrire quelques années plus tard au répertoire européen, avec des mises en scène à Hambourg, Prague et Londres. Tchaïkovski se réjouit du succès de son œuvre dans une lettre adressée au Grand-Duc Constantin Constantinovitch de Russie qui ne tarissait pas d’éloges à son propos :

Frolovskiy, 5 / 17 août 1890
Votre Altesse Impériale !
 
J’ai reçu avec plaisir votre lettre, aussi aimable que charmante, quelques heures avant mon départ pour un long voyage. Au nom du ciel, veuillez excuser la brièveté de ma réponse qui ne sera pas aussi complète qu’elle devrait l’être. Je souhaiterais vous en dire beaucoup plus sur les commentaires que vous m’avez faits concernant La Dame de pique ! (…) Je suis très heureux que vous appréciiez l’opéra, et j’espère qu’après l’avoir entendu joué, il vous plaira plus encore. Je l’ai écrit avec un zèle et une ferveur sans précédent, vivant de manière très intense tout ce qu’il s’y passait (à tel point que j’ai plusieurs fois craint de voir apparaître devant moi le fantôme de la Dame de pique) ; et j’espère que toutes mes joies, toutes mes peines et tout mon enthousiasme trouveront leur chemin dans le cœur d’un public amical.

 

L’espoir de Tchaïkovski s’est concrétisé dans les salles du monde entier d’hier et d’aujourd’hui, assurant la postérité de La Dame de pique, un opéra dont la composition était pourtant destinée à quelqu’un d’autre.