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Au cœur de la fusion du romantisme italien et du grand opéra français

Le cas de « La Favorite » de Gaetano Donizetti

Sébastien Herbecq
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13 min.

Dans le Journal des débats politiques et littéraires, le 16 février 1840, soit quelques mois avant la création de La Favorite, un certain Hector Berlioz s’exprimait en ces termes pour évoquer la place déterminante occupée par Gaetano Donizetti à Paris : « Monsieur Donizetti a l’air de nous traiter en pays conquis, c’est une véritable guerre d’invasion. On ne peut plus dire : les théâtres lyriques de Paris, mais seulement les théâtres lyriques de Monsieur Donizetti. »

Si la « guerre d’invasion » est une expression pour le moins discutable tout autant qu’exagérée, elle témoigne de l’incroyable tournant opéré dans la carrière de Donizetti autour des années 1840. Fort de ses premiers triomphes italiens comme Anna Bolena (Milan, 1830), L’elisir d’amore (Milan, 1832) et surtout Lucia di Lammermoor (Naples, 1835), le compositeur cherche désormais à quitter la péninsule au profit de la capitale française pour des raisons aussi bien personnelles que professionnelles. En effet, Donizetti est frappé par le deuil de sa femme Virginia Vasselli en 1837 ainsi que par le décès de son troisième fils survenu la même année (rappelons que le couple a déjà perdu deux enfants en 1829 et 1836).

Au niveau professionnel, le compositeur est évincé de la direction du Conservatoire de Naples en 1838, également année du refus par la censure napolitaine d’autoriser la création de sa nouvelle partition Poliuto. Paris lui apparaît alors – comme à d’autres compatriotes avant lui à l’image de Gioachino Rossini (1792-1868) et de Vincenzo Bellini (1801-1835) – être une terre d’asile et de création, propice à insuffler une nouvelle dimension à sa carrière. Cela, d’autant plus que les créations (en italien) au Théâtre-Italien de Paris de Anna Bolena (1831), Marino Faliero (1835) ou encore de Lucia (1837), ont remporté un véritable succès auprès du public français. N’oublions pas, enfin, que la France reconnaît depuis la Révolution les prémices de ce qui sera plus tard appelé « les droits d’auteurs » (qui sont inexistants ailleurs, notamment en Italie), et offre ainsi une confortable rémunération aux partitions spécifiquement créées sur le sol français.

PARIS : « CŒUR DE LA CIVILISATION MODERNE »

Paris est, au XIXe siècle, considérée comme l’une des principales capitales culturelles européennes. Même Richard Wagner (1813-1883), pourtant loin d’être tendre envers le public parisien, évoque, dans une lettre adressée à Louis II de Bavière en 1867, que « les autres villes ne sont que des étapes. Paris est le cœur de la civilisation moderne. » À l’image de Wagner, nombre de musiciens, français ou étrangers, sont attirés par les moyens considérables des différents théâtres.

Trois théâtres jouent un rôle majeur dans la renommée de Paris

  • la salle Le Peletier est le siège de l’Opéra, également appelé Académie royale (ou impériale ou nationale selon les changements politiques) de musique. On y joue obligatoirement les partitions en français, lesquelles doivent comporter de la musique sans discontinuer du début à la fin de l’ouvrage. C’est la première scène lyrique de l’époque.
  • le Théâtre de l’Opéra Comique présente, comme son nom l’indique, des opéras-comiques c’est-à-dire des œuvres légères et élégantes où alternent textes parlés et chantés.
  • le Théâtre-Italien met à l’honneur des partitions italiennes, jouées dans leur langue originale. C’est dans ce Théâtre que sont créés en France certains ouvrages lyriques de Rossini, Bellini ou Donizetti.

Dans la continuité des bases posées par Rossini dans son dernier opéra Guillaume Tell (1829), Giacomo Meyerbeer, le plus français des compositeurs allemands, entame sa conquête de la première scène lyrique parisienne lors de la création triomphale de Robert le Diable en 1831. Avec le compositeur français Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871), dont on considère encore aujourd’hui que La Muette de Portici (1828) est le premier « grand opéra français », Rossini et surtout Meyerbeer imposent l’hégémonie de ce nouveau genre musical qui aura un quasi-monopole sur les planches de l’Opéra.

En plus de comporter un ballet, le goût français de l’époque contraint les compositeurs à traiter des intrigues souvent inspirées de faits historiques réels éloignés (du Moyen-Âge ou de la Renaissance), mais également d’offrir une grande fresque (en quatre ou cinq actes) plaçant le personnage principal aussi bien au cœur d’un drame intime que d’un drame politique dépassant sa propre échelle. En échange de ce cahier des charges pour le moins contraignant, l’Opéra met à la disposition des compositeurs des moyens considérables dans la production et la représentation de leur spectacle : décors et costumes fastueux réalisés par les plus grands artistes de l’époque, effectifs humains très importants, machinerie particulièrement moderne…

DONIZETTI À PARIS : UNE « GUERRE D’INVASION » ?

Donizetti arrive à Paris le 21 octobre 1838 et prépare les représentations au Théâtre-Italien de Roberto Devereux et de L’elisir d’amore. Dans le même temps, le directeur de l’Académie royale de musique lui passe commande de deux nouvelles partitions, mais le compositeur se consacre d’abord à une adaptation française de sa Lucia alors devenue Lucie de Lammermoor et dont la première triomphale a lieu sur la scène du Théâtre de la Renaissance en 1839. Ce même Théâtre lui passe commande d’une autre partition, L’Ange de Nisida, (inspiré d’une pièce du XVIIIe siècle de François-Thomas-Marie de Baculard d’Arnaud : Les Amans malheureux, ou le Comte de Comminge) qui ne verra jamais le jour en raison de la faillite du Théâtre. En février 1840, l’Opéra Comique présente La Fille du régiment que le public reçoit de manière peu enthousiaste, notamment en raison d’une campagne de presse hostile, accusant Donizetti de réutiliser d’anciens numéros de ses partitions antérieures.
En avril de la même année, l’Opéra accueille avec un certain succès public (et de plus grandes réserves de la critique musicale), Les Martyrs, adaptation française du Poliuto refusé à Naples. Le duc d’Albe, également destiné à l’Opéra, ne verra jamais le jour dans la capitale française et est même resté inachevé du vivant de Donizetti. Le deux décembre 1840, La Favorite est quant à elle donnée sur la scène de l’Opéra et remporte un succès mitigé. Cette partition vient conclure une année particulièrement intense pour le compositeur. De retour au Théâtre-Italien en 1843, Donizetti y crée Don Pasquale dont le succès de la création est toujours intact de nos jours.

Gaetano Donizetti – Portrait en quelques dates

1797 : naissance à Bergame en Italie.
1806 : début de son apprentissage académique auprès du maitre de chapelle de Sainte-Marie-Majeure de Bergame, Johann Simon Mayr (1763-1845). Plus tard, il se forme à Bologne auprès de Stanislao Mattei (1750-1825), également professeur de Rossini.
1818 : lancement de sa carrière de compositeur, avec la création à Venise d’Enrico di Borgogna.
1822 : amorce sa carrière à Naples, avec La Zingara. Donizetti y crée certaines de ses partitions majeures. Citons Elisabetta al Castello di Kenilworth (San Carlo, 1829), Lucia di Lammermoor (San Carlo, 1835), Roberto Devereux (San Carlo, 1837) ou encore son dernier opéra, Caterina Cornaro (San Carlo, 1844). Cette même année, il fait ses débuts au Teatro alla Scala de Milan. Dans cette ville, il présente également Anna Bolena (Teatro Carcano, 1830), L’elisir d’amore (Teatro della Canobbina, 1832), Lucrezia Borgia (Teatro alla Scala, 1833), Maria Stuarda (Teatro alla Scala, 1834) ou encore Maria Padilla (Teatro alla Scala, 1841).
1835 : débuts à Paris, au Théâtre-Italien, avec une partition inédite intitulée Marino Faliero (1835). Suivront dans la capitale française Les Martyrs (Opéra, 1840), La Fille du régiment (Opéra Comique, 1840), La Favorite (Opéra, 1840) ou encore Don Pasquale (Théâtre-Italien, 1843).
1846 : grave maladie cérébrale qui l’empêche d’écrire. Il est interné à l’asile d’Ivry.
1847 : retour à Bergame.
1848 : mort à Bergame.
1875 : transfert de sa dépouille dans la cathédrale Sainte-Marie-Majeure, auprès de celle de son maître Mayr.

DE L’ANGE DE NISIDA À LA FAVORITE

Léon Pillet, alors administrateur de l’Opéra, passe commande à Donizetti d’un ouvrage capable de correspondre au « style français », après avoir un temps imaginé réutiliser le matériel élaboré pour L’Ange de Nisida, resté dans les archives du Théâtre de la Renaissance désormais fermé.
Pillet souhaite également que sa propre maîtresse, la chanteuse Rosine Stoltz (1815-1903), ait un rôle de première importance sans lequel elle refusera de chanter la partition. Ainsi, Léonor est l’unique rôle féminin d’envergure de toute la partition. Donizetti lui compose une partition en mesure de mettre en valeur ses graves généreux tout en sollicitant, de manière plus limitée, des aigus qui ne doivent pas trembler et révéler les grandes exclamations dramatiques du personnage. Le profil psychologique du rôle est également intéressant : Léonor est véritablement tiraillée entre son amour du passé pour un roi qui fait d’elle une courtisane et l’avenir que peut lui offrir Fernand, sincère et glorieux soldat.

Pour autant, Donizetti n’en oublie pas son Ange de Nisida – lui-même inspiré d’un autre ouvrage inachevé de sa plume : Adelaide – dont il réutilise une grande partie du contenu aussi bien au niveau musical que du texte, signé Alphonse Royer et Gustave Vaëz. À ces deux librettistes d’origine, Pillet décide d’adjoindre les talents d’un troisième nom qui n’est autre qu’Eugène Scribe (1791-1861) avec qui la collaboration sera pour le moins difficile. Ensemble, ils refondent l’intrigue de L’Ange de Nisida et y ajoutent quelques traits historiques inspirés de la vie de Leonor de Guzmàn et d’Alphonse XI de Castille. Ainsi, l’objectif de présenter une fresque historique, un tiraillement à la fois intime et dépassant l’échelle du personnage central (Fernand, ici) est rempli. Notons, toutefois, que ce procédé est relativement courant dans les ouvrages lyriques de Donizetti. On pense, par exemple, aux destins tragiques de Lucia, d’Anna Bolena ou de Maria Stuarda ; elles-mêmes victimes d’un contexte historique ou familial qui leur est défavorable et sur lequel elles n’ont pas de prise.

LA FAVORITE : UN OPÉRA ITALIEN DANS LE « STYLE FRANÇAIS »

Inspiré par l’esthétique française, Donizetti donne à ses interprètes l’occasion d’alterner les solos, grands duos et grands ensembles où le chœur est largement sollicité. Ce dernier « ouvre » d’ailleurs la partition et pose le cadre austère du premier tableau, procédé également utilisé en ouverture du dernier acte. De plus, à l’image de ce que l’on peut retrouver dans Les Huguenots de Meyerbeer, Donizetti reprend également l’opposition traditionnelle entre chœurs féminins (pour le monde de Léonor) et masculins (pour celui des moines) qui accompagnent des personnages différents ainsi que des situations dramatiques aussi contrastées. Cependant, l’enchaînement des différents effectifs vocaux répond moins aux conventions de l’époque qu’à un véritable souhait de faire progresser l’action dans un cadre cohérent et logique.

La trame initiale de L’Ange de Nisida est également étoffée pour atteindre quatre actes dont le premier et le dernier se répondent. Ainsi, les actes I et IV posent le cadre sombre du monastère de Saint-Jacques de Compostelle, alors que les actes II et III se déroulent dans le palais de l’Alcazar de Séville, agrémentés d’un divertissement en l’honneur de Léonor (le ballet) et d’un grand ensemble avec chœur à la fin de l’acte III.

Bien que conciliant vis-à-vis des exigences de l’Opéra, Donizetti n’en reste pas moins fidèle à son esthétique et à l’héritage de l’opéra italien qu’il se plaît à faire évoluer vers des sonorités et des caractéristiques éminemment romantiques. Son quatuor vocal reprend l’opposition classique entre le ténor et le baryton (rivaux dans leur amour pour Léonor). Toutefois, Donizetti offre un rôle d’ampleur à la voix de mezzo-soprano (Léonor) ainsi qu’à celle de basse pour Balthazar. De plus, il renonce à la virtuosité immédiate, ou plutôt, l’utilise au service du drame. Le quatrième acte, celui du retour au couvent, est en cela remarquable de sobriété, voire d’une austérité inédite dans l’écriture du compositeur ; lequel n’hésite pas à installer le cadre dramatique par un long prologue orchestral que des accents solennels d’orgue viennent ponctuer.
L’ambitus vocal des personnages est également resserré, les fioritures ou autres vocalises sont réduites à l’essentiel et les personnages s’expriment dans des lignes vocales inspirées du cantabile italien où la mélodie prime sur l’effet virtuose. La structure de certains airs, notamment celui de Léonor ou d’Alphonse, reprend l’opposition classique entre partie lente cantabile et cabalette plus rapide, permettant ainsi d’exposer différentes facettes des sentiments qui traversent le personnage.
Le rôle de Fernand est caractéristique de la nouvelle écriture que Donizetti souhaite imposer au ténor. Rossini, héritier direct du bel canto d’inspiration baroque (et dernier compositeur de bel canto dans le sens premier du terme), n’hésitait pas à solliciter l’instrument dans le plus haut de sa tessiture, à imposer une ligne vocale virtuose aussi « horizontale » (c’est-à-dire recherchant l’effet des contrastes entre notes (sur)aiguës et graves) que « verticale » (c’est-à-dire dans le cantabile mélodique).
Désormais, le chanteur sert une situation dramatique et la voix n’est pas utilisée comme une fin en soi mais comme un outil au service du drame. Les deux arias de Fernand, qui se répondent en miroir au premier et au dernier acte, sont deux romances à la fois pieuses et torturées, reflétant à merveille le dilemme auquel est confronté le personnage. La sobriété de l’inspiration mélodique est soutenue par un accompagnement orchestral tout aussi léger. Les nuances permettent de restaurer le raffinement souhaité. L’usage subtil de la voix mixte (à la fois de poitrine et de tête) mais aussi d’une expression retenue, permettent d’éviter que les contre ut, qui viennent couronner ces airs, ne soient déconnectés du reste de la mélodie et donc de la situation dramatique.

Si la création sur la scène de l’Opéra est assez mitigée, l’œuvre connaît par la suite un certain succès et reste au répertoire courant de l’institution jusqu’en 1918. Les succès français de Donizetti n’ayant pas échappé à ses compatriotes italiens, des traductions de La Fille du régiment ou encore de La Favorite sont commandées par divers théâtres. En 1842, Padoue accueille la première représentation de Leonora di Guzmán qui deviendra par la suite La favorita. Cette traduction de Francesco Janetti évacue les enjeux religieux du modèle français afin de ne pas heurter la censure italienne et devient progressivement la version de référence pour les reprises italiennes, notamment au XXe siècle. Autre différence avec l’original, l’opéra se termine immédiatement après la mort de Leonora. Il est toutefois important de noter que cette version italienne ne constitue pas une adaptation d’ampleur de la partition française dont les grandes caractéristiques musicales sont conservées. Donizetti ne s’est d’ailleurs pas investi dans l’élaboration de cette traduction.

Dans le cadre de la présente représentation, la Monnaie a fait le choix de donner à entendre cette version italienne et d’ainsi illustrer le caractère hybride de cette partition qui, bien qu’inscrite dans l’esthétique typiquement française de cette première moitié du XIXe siècle, se refuse à renier le prestigieux héritage que lui a conféré l’opéra italien.