La Monnaie / De Munt LA MONNAIE / DE MUNT

Du Ballet à l’Opéra

Eline Hadermann
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« Sans danse sur scène, pas d’Éros ni de Thanatos. Et sans eux, pas d’opéra du XIXe siècle. » Le metteur en scène Olivier Py, qui porte à la scène Henry VIII de Camille Saint-Saëns, a un faible pour la danse. Ainsi, dans l’optique de proposer une scénographie toujours en mouvement, les danseurs de ballet font invariablement partie de sa mise en scène. On peut même admirer du ballet pendant l’entracte sur la place de la Monnaie ! Aujourd’hui, nous avons tendance à considérer le ballet et l’opéra comme deux formes artistiques différentes. Mais quels éléments les distinguent vraiment ? Une plongée dans l’histoire (musicale) occidentale nous apprend qu’elles se partagent la scène depuis bien longtemps, peut-être même depuis les débuts de l’art de l’opéra.

Il était une fois, à Florence...

La tradition veut que l’origine de l’opéra remonte à la Camerata florentine. Il s’agissait d’un cercle d’érudits florentins qui se réunissaient alors dans des salons et des académies, où ils faisaient revivre les tragédies classiques dans l’esprit de la Renaissance. Convaincus qu’au départ, ces œuvres étaient chantées et non parlées, ils produisirent plusieurs compositions qui accompagnaient les drames classiques par des chants solistes et de la musique instrumentale. Une évolution directe de cette Camerata vers ce que nous appelons aujourd’hui « opéra » semble, à première vue, une théorie logique.

L’histoire de la musique, quant à elle, emprunte des chemins bien plus tortueux. En effet, ce n’est pas seulement dans le contexte académique que la volonté d’innovation artistique a triomphé au XVIe siècle. Les cours florentines, par exemple, se délectaient d’intermedi, un genre populaire qui divertissait les invités lors de banquets et autres occasions officielles. Dans les familles riches, les événements officiels étaient agrémentés de spectacles grandioses, où danse, drame et musique étaient combinés à l’aide de nombreux artifices techniques. La partition de L’Orfeo (1607), la « favola in musica » de Claudio Monteverdi – œuvre que les musicologues citent souvent comme le véritable point de départ de l’art lyrique – montre que le compositeur s’est également inspiré de cette forme de divertissement théâtral. Sa composition expérimente en effet un mélange de parties instrumentales, de pièces vocales, de madrigaux et de danses. Dans la tradition des intermedi et autres formes italiennes de divertissement de cour, chaque acte se termine par une musique de danse flamboyante. La « moresca » qui clôt le drame musical de Monteverdi est à cet égard particulièrement frappante : après la complainte intime d’Orfeo, les nymphes et les bergers se lancent dans une danse exubérante, qui réveille brièvement le public après le voyage hautement émotionnel qu’il a vécu à travers l’opéra. Attribuer les origines de l’opéra au mariage de toutes ces expériences artistiques rend davantage justice aux caprices de l’histoire de la musique, et montre également que la danse y occupait une place dès le départ.

Comédies-ballets et tragédies lyriques

C’est probablement chez les précurseurs de l’opéra français que le lien intrinsèque entre les deux genres apparaît le plus clairement. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, l’opéra italien – le genre est plus développé en Italie qu’ailleurs en Europe – n’est pas encore implanté en France pour des raisons politiques. Deux disciplines artistiques nationales, principalement jouées à la cour, y prédominent : la tragédie française et le ballet, sous sa forme la plus extravagante. Grandement influencé par ces deux genres, Jean-Baptiste Lully (1632-1687), expatrié italien, devient le compositeur attitré de la cour de Louis XIV. Fort de son expérience en matière de compositions instrumentales et de musique de ballet, il crée dès lors avec Molière une série de comédies-ballets : des pièces de théâtre légères, où chant et danse alternent avec scènes parlées.

En 1672, le Roi-Soleil accorde à Lully le droit exclusif de mettre en scène des drames chantés. Porté par l’Académie Royale de Musique qu’il a lui-même fondée, le compositeur introduit alors l’art de l’opéra en France avec la tragédie en musique (rebaptisée plus tard « tragédie lyrique ») : un drame musical basé sur une pièce de théâtre à la thématique sérieuse, dont le ballet fait également partie intégrante. Cette branche française attachait une grande importance à la vraisemblance de l’intrigue d’un opéra et renonçait aux longues arias, à la virtuosité vocale élaborée. La distinction entre une aria et un récitatif était alors à peine perceptible. Pour compenser ce manque de diversité, chacun des cinq actes se terminait par un « divertissement », à savoir un spectacle de ballet grandiose sur un thème mythologique, qui s’écartait complètement de l’intrigue.

L’opéra italien du XVIIIe siècle et l’opéra français se ressemblent autant que l’eau et le feu, et pourtant, la danse est régulièrement présente dans l’opera seria et dans l’opera buffa italiens. Dans la version « sérieuse », elle sert de divertissement entre ou après les représentations, alors que dans l’opera buffa, la danse occupe une réelle place dans l’intrigue. Selon la musicologue Carolyn Abbate, l’évidence de l’intégration de la danse dans l’opéra vient de la signification sous-jacente du mot « divertissement » : diversion, distraction. Selon elle, à l’époque comme aujourd’hui, on se moquait de l’intensité d’un chant sans interruption : « À un moment ou à un autre, toute personne ayant assisté à un opéra ressent le besoin d’être soulagée du chant. C’est un fait. » Un spectacle de danse à l’entracte ou après la représentation offre une distraction bienvenue.

Grand opéra et ballets-pantomimes

Né de la tradition des comédies-ballets et des tragédies lyriques, le ballet fait partie intégrante de l’opéra français du XIXe siècle. Il est ainsi devenu une véritable convention au sein du grand opéra, englobant toutes les œuvres lyriques écrites pour et jouées à l’Opéra de Paris entre 1820 et 1860. Dans ce genre, les thèmes historiques et religieux constituent généralement la base du livret, et la grande échelle scénique, vocale et orchestrale y est particulièrement importante. Avec leurs cinq actes, les grands opéras étaient remarquablement longs, en partie grâce à un ballet glorieux – au moins – qui se déroulait généralement au deuxième ou au troisième acte.

C’est surtout cette dernière convention qui a rendu le genre très populaire auprès de l’aristocratie française : réticente à quitter le dîner (tôt) pour assister à un long opéra, elle arrivait souvent au théâtre pour le deuxième acte. Le ballet devient ainsi un marqueur social pour la classe populaire supérieure, faisant du grand opéra un événement social important. Là encore, le ballet sert de pause mentale entre tous les passages vocaux intenses et dramatiques, et remplit également une fonction esthétique en jouant sur les contrastes musicaux et dramatiques. Dans Henry VIII, par exemple, le ballet, divertissement du deuxième acte, prend la forme d’une fête populaire organisée à l’occasion de l’arrivée du légat du pape à la cour d’Angleterre. Presque comme s’il justifiait l’existence de la convention de l’opéra français, Henry VIII s’exclame : « Soyons tout à plaisir ! ».

L’importance des ballets dans les grands opéras a également pesé dans le processus de création de ces œuvres. Giacomo Meyerbeer, par exemple, décida que le célèbre chorégraphe Filippo Taglioni serait également le metteur en scène de son Robert le Diable (1831). L’opéra rencontre un succès phénoménal, notamment grâce au célèbre « ballet des nonnes » du troisième acte. Au cours des trois premières années, l’opéra a été représenté 100 fois à Paris. À la fin du XIXe siècle, il aura été joué 750 fois. Avec leurs thématiques historiques, leurs décors spectaculaires et leurs divertissements dansés, ses opéras ultérieurs – dont Les Huguenots, Le Prophète et L'Étoile du Nord – ont rencontré le même succès. Meyerbeer n’a pas seulement offert au ballet sa place dans la dramaturgie du grand opéra, il a également marqué de son empreinte l’art du ballet tout court. Aujourd’hui encore, son « ballet des nonnes » dans Robert le Diable est considéré comme le premier ballet blanc : une scène souvent utilisée dans laquelle des danseuses de ballet vêtues d’étoffes blanches et transparentes interprètent des figures surnaturelles.

La parenté avec le ballet-pantomime (ou ballet d’action), un genre de ballet très populaire à l’époque, démontre également le lien étroit qui unit la danse et l’opéra. Dans ce genre, populaire jusque dans les années 1840, le drame et l’action sur scène étaient primordiaux, de sorte que la composition du ballet était entièrement au service de l’histoire. Outre les gestes complexes des personnages muets, le genre s’appuyait sur des supports externes de langage. Le public recevait ainsi à l’avance un livret de ballet détaillé, et des panneaux expliquant certaines expressions étaient affichés sur scène. Il est intéressant de noter que la musique d’opéra a également été mise à contribution pour transmettre l’histoire : dans sa partition, le compositeur a incorporé des « airs parlants », des mélodies empruntées à des opéras et des chansons populaires familières au public de l’époque. En se référant à ces airs ou ces paroles, le public pouvait alors relier certains mots à la mélodie qu’il entendait, ce qui l’aidait à comprendre l’intrigue.

Avec le temps, cette union fructueuse des deux genres a même donné naissance à des œuvres hybrides sur les planches de l’Opéra de Paris. L’opéra La Muette de Portici (1828) de Daniel-François-Esprit Auber, par exemple, inclut une distribution mixte de personnages qui étaient mimés et chantés, et où le personnage principal – la muette Fenella – est interprété par une danseuse. La musique de cet opéra, qui a inauguré le genre du grand opéra, contient donc non seulement des récitatifs et des arias, mais aussi des techniques de ballet-pantomime qui font résonner les « paroles » du personnage principal muet. Ainsi, au sein d’une même œuvre, un monde fictif est peuplé de personnages de ballet et d’opéra, qui communiquent entre eux à l’aide d'un langage artistique hybride.

La Muette de Portici (La Monnaie, 1930)
La Muette de Portici (La Monnaie, 1930)

Ballet et opéra : quo vadis?

Henry VIII de Camille Saint-Saëns, dont la première eut lieu à l’Opéra de Paris en 1883, avec ses ravissants passages de ballet et sa thématique à grande échelle, est considéré comme une ode au grand opéra. Il s’agit également d’une œuvre-clé pour comprendre la relation entre la danse et l’opéra : en effet, depuis l’apogée du grand opéra, la coopération entre les deux formes d’art a été mise à rude épreuve. Leur parenté, qui s’est manifestée dès les origines du genre lyrique et a connu un véritable apogée dans le Paris du XIXe siècle, est donc parfois confondue avec l’inimitié d’aujourd’hui. L’appropriation structurelle du ballet par l’opéra français a provoqué le déclin des formes de ballet indépendantes, comme le ballet-pantomime. En outre, l’idée a commencé à prévaloir que le ballet ne servait qu’à embellir l’histoire, et ne constituait pas une forme artistique à part entière. Lorsque la popularité du grand opéra a cédé la place à l’opéra wagnérien et que Les Ballets russes ont fait renaître les ballets indépendants, l’opéra et le ballet ont emprunté des chemins différents.

Aujourd’hui, cependant, les salles d’art et d’essai reconnaissent de plus en plus que les langages visuels et sonores idiosyncrasiques des deux genres peuvent enrichir l’expérience théâtrale de n’importe quel art de la scène. Dans des spectacles de danse tels que 3S de Sidi Larbi Cherkaoui et En Atendant (2010) d’Anne Teresa De Keersmaeker, la musique vocale constitue la base de la chorégraphie et, selon les propres termes de la chorégraphe, du « développement d’un nouveau langage de danse ». Inversement, la chorégraphie est désormais un élément important des productions d’opéra. En effet, dans Henry VIII, par exemple, le ballet ne servira pas seulement à rappeler la technique du divertissement du XIXe siècle, explique Olivier Py : « L’opéra est une œuvre d’art complète. J’aime que le langage chorégraphique y raconte une histoire : il peut porter la dramaturgie d’une œuvre jusqu’à l'image d’ensemble, et permet à la fantaisie de s’immiscer dans un genre qui a parfois besoin de se débarrasser de sa bourgeoisie. » Les passages dansés de la mise en scène de Py pour Henry VIII sont donc une ode à l’expressivité unique de l’art de la danse et de sa contribution à l’opéra, et donc également à l’évidence historique avec laquelle ces arts ont été conjointement mis en scène.