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Cinq perles méconnues du jeune Verdi

Dans « Rivoluzione »

Carlo Goldstein
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Dans la décennie qui suit ses premiers succès, Giuseppe Verdi compose à un rythme effréné, à raison d’un ou deux opéras par an. Cette période, décrite par le compositeur lui-même comme ses « années de galère », voit notamment la création de grands succès tels que Nabucco, Macbeth ou Ernani, mais aussi de titres comme La battaglia di Legnano, Il corsaro ou Alzira, œuvres rarement interprétées dans leur intégralité de nos jours. La musique de chacun de ces opéras de jeunesse porte pourtant indéniablement la marque du génie de Verdi et mérite d’être connue d’un public plus large.

Dans Rivoluzione e Nostalgia, le chef d’orchestre Carlo Goldstein a rassemblé près de quatre heures d’airs, de préludes, de scènes, de parties chorales, de duos et d’ensembles, connus ou injustement oubliés, dans une dramaturgie musicale d’une grande cohérence. Dans cet article, il recommande cinq morceaux de choix tirés de la première partie de ce diptyque verdien.

1. « Patria oppressa » (Macbeth)

Le metteur en scène Krystian Lada et moi-même étions d’avis qu’après le morceau d’ouverture, la « Sinfonia » de Nabucco, il nous fallait définir au plus vite le contexte dans lequel se déroule l’action. Rivoluzione a lieu à la fin des années 1960, une époque complexe marquée par des turbulences sociales et politiques, à l’image du Risorgimento du siècle de Verdi. Une époque de mouvements de masse, de luttes et de quêtes au service d’une cause commune. Dès lors, un grand passage choral s’imposait. « Patria oppressa », air tiré du dernier acte de Macbeth, est le cri de désespoir collectif du peuple écossais victime de l’oppression, un cadre historique que Verdi néglige toutefois presque entièrement. Comme celle de tous les grands compositeurs, sa musique revêt une force d’expression universelle. Ce qui explique pourquoi ses contemporains italiens ont vu dans ce chœur une métaphore du joug autrichien qu’eux-mêmes subissaient alors. Et c’est pourquoi nous pouvons nous-mêmes, avec une égale aisance, en transposer la trame émotionnelle au sein du mouvement ouvrier de 1968.

Je tiens à préciser d’emblée que nous avons naturellement dû modifier l’un ou l’autre mot du texte – question qui demeure un vrai tabou pour bon nombre de personnes dans le monde de l’opéra –, mais que cette adaptation a été faite dans le plus grand respect de la version originale d’une part, et sans toucher aucunement à l’essence dramaturgique des morceaux d’autre part. L’art verdien ne le permettrait d’ailleurs pas. Pour le compositeur italien, texte et musique étaient indissociables. Nous voulions toutefois éviter d’utiliser un air d’Ernani pour parler de l’Espagne, un fragment de Giovanna d’Arco pour évoquer la France, ou un chœur de Nabucco pour suggérer Jérusalem, car l’intrigue n’aurait alors plus eu aucun sens. Malgré cela, un conflit reste un conflit, et une déclaration d’amour sera toujours une déclaration d’amour.

Sur le plan musical, « Patria oppressa » est l’un de ces chœurs propres à Verdi, c’est-à-dire d’une simplicité trompeuse tant au niveau de la mélodie que de l’harmonie ou de l’orchestration. Trompeuse, en ce sens que chaque mesure, chaque note, chaque indication revêt une signification dramatique qui apparaît plus clairement à chaque nouvelle interprétation. Je pense que cela aura l’effet escompté.

2. Scena, aria e cabaletta « Dall’infame banchetto » ; « Tu del mio Carlo al seno » e « Carlo vive! » (I masnadieri)

Un air de soprano typique du jeune Verdi, encore clairement marqué par le bel canto. C’est dans la cabalette surtout que l’on discerne encore ces textures leggiero qui se retrouvent également chez un Bellini ou un Donizetti. La scène et l’aria, en revanche, relèvent déjà davantage du lyrisme romantique et plein qui caractérisera ses œuvres ultérieures. À sa façon, cet air particulièrement beau – mais très exigeant pour le chanteur –, illustre une fois de plus l’aspect collectif et social du théâtre verdien. Certes, les effusions d’Amalia sont avant tout l’expression éminemment individuelle d’un sentiment individuel entre tous, mais aussi un moment de « dialogue » : elle évoque des événements extérieurs ; elle parle de tiers avec d’autres personnages ; ses émotions, enfin, nous indiquent un changement de situation dramatique qui touche tout un chacun... Dans les airs de Verdi, le temps n’est plus figé, l’individu ne se distingue plus de son contexte social le temps d’une introspection privée. Un seul et même personnage donne voix, hic et nunc, au sort du grand nombre.

3. « Giuramento » (La battaglia di Legnano)

Ardeur révolutionnaire et fougue nostalgique se côtoient dans La battaglia di Legnano, opéra évoquant la victoire décisive des armées italiennes sur l’empereur allemand Frédéric Ier Barberousse, et dans lequel Verdi a sans aucun doute joué sur les sentiments anti-autrichiens de ses contemporains. J’ai un faible pour cette scène dans laquelle des hommes se jurent une fidélité sans faille les uns aux autres autant qu’à leur cause. L’histoire italienne est pleine de ces moments où la société, portée par une vague d’enthousiasme et d’espoir, a su se fixer de nouveaux objectifs, se propulser vers de nouveaux sommets. Avant qu’inévitablement, la vague ne vienne se briser contre les remparts de la nostalgie pour finalement reprendre son lent clapotis dans les eaux paisibles du statu quo. Une dynamique qui a servi de point de départ à notre recherche dramaturgique pour Rivoluzione e Nostalgia, et qui explique pourquoi nous pouvions difficilement faire l’impasse sur cette scène.

Le « giuramento » était déjà un topos connu des opéras de l’époque, à l’exemple du Guglielmo Tell de Rossini – pour moi, l’une des scènes les plus impressionnantes de la littérature lyrique. Je suis persuadé que Verdi connaissait bien cet air et qu’il a tenté d’en livrer ici sa propre version. Une fois de plus, le collectif domine : le ténor est bientôt rejoint par le baryton et de nombreux personnages secondaires, avant que le chœur tout entier ne se joigne à eux pour prêter serment. Le côté militaire de la musique peut sembler quelque peu rudimentaire, mais il y a de l’ingéniosité dans la façon dont Verdi tend l’arc de la scène et fait revenir la marche en guise de clôture, comme une sorte de commentaire final – un procédé qu’il fera à nouveau sien, et de la plus grandiose des manières, dans le finale du deuxième acte d’Aida.

4. « Quando le sere al placido » (Luisa Miller)

À mon avis, l’une des lignes de ténor les plus emblématiques jamais composées. Arrigo Boito – compositeur, ami et proche collaborateur de Verdi au cours des dernières années du maestro – a écrit que cet air, une simple cantilène, était capable d’émouvoir tout un pays. Et c’est la vérité, même si la mélodie, ici aussi, est d’une simplicité désarmante. Jouée au piano, elle passerait même difficilement pour une mélodie. Mais précédée comme elle l’est par ce récitatif dramatique et original, tout en tenues virtuoses et tutti explosifs, puis par cette menaçante introduction mêlant cordes et arpèges de clarinettes, elle plonge subrepticement l’auditeur, à travers un léger interstice, dans l’univers émotionnel du personnage, dans ses souvenirs, ses rêveries. L’homme tente de comprendre ce qui leur est arrivé, à Luisa autant qu’à lui. Tout cela par le biais d’une simple mélodie, si subtile dans son évocation, si profonde dans son vécu personnel – une page véritablement magistrale.

L’évolution de Verdi

Réunir tous ces fragments au sein d’une dramaturgie musicale qui soit à la fois uniforme et cohérente n’a pas été chose aisée. Verdi évolue progressivement comme compositeur. Oberto, sa première œuvre, présente ainsi de nombreuses différences stylistiques avec d’autres écrites presque dix ans après, comme Luisa Miller ou Stiffelio. Comment choisir les morceaux nécessaires au scénario sans porter préjudice à l’homogénéité musicale de l’ensemble ? Deux considérations qui, finalement, ne se sont pas entrechoquées : l’atmosphère plus leggiero des premiers opéras s’accorde bien avec les idéaux élevés, les émotions directes et pures des jeunes personnages que l’on retrouve au début de Rivoluzione. Et à mesure que les conflits qui les opposent prennent de l’ampleur et que leurs caractères se troublent, nous puisons petit à petit dans les œuvres ultérieures, plus complexes à la fois sur le plan musical et dramaturgique.

L’évolution de Verdi est un merveilleux aboutissement artistique. Et ce qui me frappe le plus, ce n’est pas tant l’évolution du musicien que celle de l’être humain. En traitant des sujets littéraires de plus en plus ambitieux, il est devenu ce grand artiste de renommée européenne tout en concervant l’ouverture d’esprit et l’authenticité de ses origines modestes. Bien sûr, tous ses opéras de jeunesse ne sont pas des chefs-d’œuvre exceptionnels et ses livrets n’ont pas toujours les plus grandes qualités littéraires, mais dans chaque œuvre, il y a un germe de sa croissance musicale et intellectuelle, un élément qui témoigne de sa recherche constante. Avec ce pasticcio, nous voulons mettre en lumière ces germes, dont certains sont même de véritables joyaux !

5. « O fatidica foresta » (Giovanna d’Arco)

Rivoluzione a pour personnage central Laura, violoniste et militante. Nous pouvions donc difficilement laisser de côté Giovanna d’Arco, d’autant plus que l’œuvre de Verdi, il faut bien l’avouer, n’accorde que peu de place aux femmes qui mènent l’action. À l’exception de Violetta (une courtisane !) dans La traviata ou d’Azucena (la fille d’une sorcière !) dans Il trovatore, presque toutes les femmes se voient confinées dans un rôle passif : elles sont avant tout « l’amante fidèle de », « la fille innocente de », ou « la mère de ». C’est d’ailleurs ainsi que Laura nous apparaît tout d’abord. Le premier air qu’elle interprète, tiré de Luisa Miller, est une belle évocation de la femme éprise. En cours de soirée, pourtant, elle subit une métamorphose intérieure majeure, qui culminera dans le dramatique « O fatidica foresta » de Giovanna d’Arco : plongée dans des souvenirs de jeunesse, une femme s’interroge sur les sentiments qui sont les siens, avant que l’inévitable ne se produise et qu’elle ne doive gravir les dernières marches de son destin.

Traduction: Grégory Dejaeger