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White Box

L’échec d’une expédition polaire vu à rebours

Sabine Theunissen
Temps de lecture
4 min.

Dans White Box, le reportage photographique de Nils Strindberg (1872-1897) sur l’expédition Polarex prend vie à travers la danse, la musique et la photographie scientifique. La metteuse en scène et scénographe Sabine Theunissen nous parle de l’histoire et des images à l’origine de cette production singulière.

L’expédition Polarex

Il y a quelques années, je visitais une exposition au musée d’Art moderne de Stockholm et j’ai été attirée par une petite photo en noir et blanc. Il se dégageait de cette image une incroyable énergie narrative. Je n’en aurais l’explication que plus tard, quand j’ai appris l’histoire derrière cette image.

Nils Strindberg, le jeune photographe suédois qui a pris cette photo, participait à l’expédition « Polarex » dirigée par l’ingénieur Salomon Auguste Andrée en 1897. Partant du Spitzberg, en Norvège, Andrée comptait survoler le pôle Nord dans un ballon à gaz en direction soit de la Russie, soit du Canada, en fonction de la direction des vents. Le 11 juillet 1897, Andrée, Strindberg et un troisième homme, Knut Frænkel – âgés respectivement de 43, 25 et 27 ans – s’envolèrent en fanfare, sous le regard de responsables politiques et de la presse nationale et internationale. Ils ne sont jamais revenus…

Les théories les plus folles concernant le sort des explorateurs fleurirent dans la presse à sensation. Mais l’espoir de retrouver un jour les membres de l’expédition s’amenuisa avec le temps. Et Anna, la fiancée de Nils Strindberg, finit par épouser un autre homme.

Cependant, 33 ans plus tard, en 1930, un brise-glace aborde à Kvitøya, « l’île Blanche ». Cette île, généralement inaccessible, car entourée d’une épaisse ceinture de glace et cachée par un brouillard givrant, était légendaire parmi les chasseurs de baleines et de morses. Mais ce jour-là, il se fait que ni la glace ni le brouillard n’empêchent le capitaine Eliasson et son équipe, dont le scientifique Gunnar Horn, d’atteindre l’île.

Le hasard veut que deux membres de l’équipage, partis à la recherche d’eau potable, tombent sur les vestiges enfouis de l’expédition Polarex. Leur regard est attiré par un crochet en métal dépassant de la glace. En l’extrayant du sol, ils découvrent des débris de bateau, des outils, des ustensiles, un journal de bord, des restes humains et enfin un appareil photo et des rouleaux de pellicule enfermés dans une boîte étanche à la lumière. Après 33 ans d’hibernation, les négatifs des photos prises par Nils Strindberg peuvent enfin être développés. Sur les 240 clichés, 93 images sont récupérées.

Une lutte pour la survie en images

Au fil des photos, l’histoire prend peu à peu forme. Homme sensible et clairvoyant, Nils Strindberg préserve sa pudeur et sa dignité en choisissant soigneusement ses compositions en dépit de la détresse grandissante. Andrée voulait probablement garder la trace de ce périple qui devait leur apporter gloire et renommée, mais en regardant ces photographies, on se rend compte que Strindberg avait sans doute conscience de l’échec inéluctable de l’expédition et qu’il est allé au-delà de la tâche qui lui avait été assignée. Avec simplicité, humilité, voire détachement, c’est le récit de leur survie qu’il évoque à dessein dans ses images.

Nous savons, par les journaux des explorateurs, que le ballon s’écrasa trois jours après le décollage, le 14 juillet. Les trois hommes dérivent alors sur la banquise jusqu’au 12 septembre, puis ils marchent jusque Kvitøya (l’île Blanche) jusqu’au 6 octobre. Ils passeront ainsi trois mois d’été au nord du cercle polaire, où les nuits se confondent avec les jours, où il fait constamment jour, où la sensation du temps qui passe dépend du mouvement des aiguilles d’une montre. Mouillés en permanence, mal équipés, les trois hommes marchent et campent pendant trois mois dans un froid intense.

“Sans horizon, la notion d’espace n’existe
que sur le cadran d’une boussole
ou dans le nombre de pas effectués.”

À perte de vue, tout n’est que glace, recouverte de neige ; le ciel brumeux est perpétuellement blanc et impossible à distinguer du sol ; tout est pareil, sans fin et aveuglant. Sans horizon, la notion d’espace n’existe que sur le cadran d’une boussole ou dans le nombre de pas effectués. Dans ces clichés évocateurs, le monde qui les enveloppe dans son ultime étreinte mortelle devient un personnage en soi, vaste et pourtant de plus en plus enserrant, comme en réponse à l’arrogance de ce ballon qui aspirait à l’apesanteur.

Une remontée du temps

White Box est une reconstitution en sens inverse de ce terrifiant récit de survie qui n’en sera finalement pas une. L’histoire est racontée de la fin au début, conformément à la manière dont les photos nous sont parvenues : bouleversantes, indifférentes au temps.

L’année 1930, celle où l’équipage norvégien remet les négatifs aux autorités suédoises, est notre point de départ, à partir duquel on avance à reculons : l’équipage reçoit les négatifs des fonctionnaires, retourne à l’île Blanche, remet en place les rouleaux de pellicule et les autres objets qu’il y avait trouvés, chasse des morses avant de quitter l’île et de permettre à la glace de recouvrir lentement les objets. Puis, trois hommes – ils paraissent très affaiblis – s’entraident pour retourner à leur bateau, poussent leurs traîneaux et les remplissent de paquets et d’objets trouvés en chemin. Ils récupèrent leur ballon, le regonflent lentement et s’envolent pour arriver au Spitzberg, où ils sont accueillis en héros.

Du fait de l’inversion du récit, la logique des objets et des actions se transforme tant au niveau de l’énergie que du sens. L’absurde qui en résulte, parfois comique dans son illogisme, met en évidence la poésie de leur voyage philosophique, mais aussi la vanité de l’existence humaine. De même que la photographie révèle des images à partir de l’exposition à la lumière et d’une solution chimique, le temps qui s’écoule à reculons est capable de changer la pesanteur en légèreté, l’accueil en adieu, l’arrivée en départ, la chute en lancement, l’échec en succès, la mort en résurrection, l’espoir en souvenirs, etc. Le « rembobinage » est aussi un processus naturel chez les êtres humains à la fin de leur vie : le temps est alors un rétroviseur qui leur permet de porter un regard rétrospectif sur leur vie et de la conclure en une vision panoramique où les échelles et les grandeurs ne sont plus rationnelles mais purement émotionnelles. C’est un moment de temps suspendu unique d’où ressort ce qu’ils et elles laisseront en héritage.

Traduction : Muriel Weiss