
Falstaff
Synopsis musical avec Alain Altinoglu
Lisez le synopsis complet de Falstaff, le dernier chef-d’œuvre de Verdi, accompagné d’une sélection de quelques grands moments musicaux, effectuée et commentée par le chef d’orchestre Alain Altinoglu.
PREMIER ACTE
Première partie
« Falstaff ... Olà! »
Alain Altinoglu : La partition de Falstaff commence dans un tourbillon d’une virtuosité incroyable. C’était déjà le cas d’Otello qui commençait par une explosion mais c’est rare pour cette période de ne pas commencer un opéra avec une longue ouverture ou au moins un prélude (comme dans La traviata par exemple). Ici, c’est une tempête musicale immédiate (un peu comme le fera Puccini dans La bohème un peu plus tard). Dès le début, le ton est donné : Verdi se démarque par la maîtrise totale du contrepoint, par une rapidité fulgurante, par des contrastes, par la théâtralité des interactions entre les personnages. C’est vraiment électrisant de démarrer la pièce de cette manière. Verdi avait 79 ans au moment de la création et il est parvenu à se renouveler, à faire taire ses critiques, en proposant une toute nouvelle façon pour lui de composer. On retrouve beaucoup de fraîcheur et d’espièglerie dans son écriture. Il y a une dizaine de citations de ses propres œuvres, parfois délibérément cachées dans l’orchestration, il y a des blagues musicales réservées aux musicien·nes de l’orchestre comme des passages où les violoncelles doivent jouer des suraigus techniquement difficiles mais pas perceptibles pour le public ce qui fait beaucoup rire dans la fosse, etc.
Dans un bar, Sir John Falstaff et ses deux acolytes, Bardolfo et Pistola, sont pris à partie par le docteur Cajus qui les accuse de divers méfaits survenus la nuit précédente. Si Falstaff ne dément pas être responsable de quelques-uns de ces incidents, Bardolfo et Pistola nient avoir profité de l’ébriété du docteur pour lui dérober son argent. Furieux, Cajus quitte les lieux en jurant que s’il s’enivre encore, « ce sera parmi des gens honnêtes, sobres, civils et pieux ». Une fois le calme revenu, Falstaff dévoile son plan pour renflouer ses maigres finances : il tentera de séduire deux riches bourgeoises mariées, Mrs Alice Ford et Mrs Meg Page, en envoyant à chacune une lettre galante. Persuadé que sa généreuse ventripotence plaît aux deux femmes, Falstaff charge Bardolfo et Pistola de porter les lettres à celles qui seront, sans nul doute, ses « greniers d’abondance ». Manque de chance pour notre séducteur, les deux mandataires, invoquant l’honneur, refusent catégoriquement cette tâche. Fou de rage, Falstaff confie les billets doux à son page. Il chasse violemment Bardolfo et Pistola tout en réfléchissant au sens du mot « honneur » : «Qu’est-ce donc ? Un mot. Qu’y a-t-il dans ce mot ? De l’air qui s’envole. »
Seconde partie
Dans la maison des Ford, Alice et sa fille Nannetta sont rejointes par Meg et Mrs Quickly. Alice et Meg ont chacune reçu la lettre que leur a écrite Falstaff. Les missives sont identiques, à l’exception du nom et de l’adresse de la destinataire. Les quatre femmes promettent de se venger joyeusement. Bardolfo, Pistola et Cajus avertissent Mr Ford que Falstaff entreprend de séduire Alice. Alors que les quatre femmes paraissent à nouveau, Fenton – un jeune homme proche de la famille Ford – se trouble à la vue de Nannetta : il l’aime et se sait aimé d’elle. Deux groupes se forment alors pour ourdir discrètement une vengeance. Les femmes décident d’envoyer Mrs Quickly chez Falstaff, à qui elle devra faire croire qu’Alice et Meg sont éprises de lui et souhaitent le rencontrer. Elles jurent de le piéger quand il se montrera au rendez-vous galant. Du côté des hommes, Ford prévoit de se rendre sous une fausse identité là où loge Falstaff. Il promet de faire tomber l’imposteur. Pendant ce temps, Nannetta et Fenton profitent de ce que leurs aînés sont tout à leurs conspirations pour échanger de furtifs baisers.
Un opéra intellectuel ?
Alain Altinoglu : Malgré ses qualités musicales exceptionnelles, Falstaff n’a pas connu le même succès auprès du grand public que Rigoletto, Il trovatore, Aida et d’autres œuvres de Verdi. Cela tient en partie de son « refus » de multiplier les grands airs aux mélodies très simples. Pourtant, ce n’est pas qu’une œuvre « intellectuelle », comme on a pu parfois le dire. C’est très drôle et très riche. Je pense qu’en générale connaître l’intrigue d’un opéra à l’avance aide à vraiment l’apprécier. Quand plusieurs solistes chantent en même temps, qu’on ajoute des chœurs et ainsi de suite, on ne peut pas tout assimiler au niveau du texte. Ici, c’est encore plus vrai parce que tout va très vite. C’est presque un clin d’œil parodique du compositeur à ses propres concertate qu’on retrouve même dans Otello.
DEUXIÈME ACTE
Première partie
Falstaff reçoit la visite de Mrs Quickly qui lui annonce qu’Alice, éprise de ses charmes, souhaite le recevoir chez elle lorsque son mari est absent – soit tous les jours, de deux heures à trois heures. Mrs Quickly se fait ensuite la porte-parole d’un autre message favorable de Meg, au contenu plus sage. Falstaff jubile en pensant à son rendez-vous prochain avec Alice quand un certain Maestro Fontana – qui n’est autre que Ford déguisé – demande à s’entretenir avec lui. Fontana confie à son interlocuteur qu’il est épris d’Alice Ford, laquelle ne daigne pas répondre à ses lettres d’amour. Afin de fléchir sa rigueur, il demande à Falstaff de séduire Alice en échange d’une bourse bien garnie. Falstaff accepte la proposition avec enthousiasme et annonce même avoir pris de l’avance sur l’entreprise demandée. « Dans une demi-heure, elle sera dans mes bras », fanfaronne-t-il avant d’aller se changer pour son tête-à-tête avec Alice. Fou de jalousie, Ford rumine sur le sort fait à son mariage, avant de quitter les lieux en compagnie de Falstaff tout endimanché.
« E sogno o realtà? »
Alain Altinoglu : Cet air magnifique de Ford est l’un des plus connus de l’opéra et figure dans le répertoire de concert de nombreux baryton. Ce passage témoigne de la capacité de Shakespeare et de Verdi de pouvoir, dans des moments de confusion totale, s’arrêter sur un personnage et d’en explorer tous les sentiments les plus profonds. On prête toujours à Wagner le monopole de l’inconscient à l’opéra. Mais dans l’orchestration du moindre petit interlude instrumental entre chaque réplique de cet air, Verdi exprime l’état d’esprit de Ford et nous offre des clefs de lecture psychologique sous-jacentes avec beaucoup de subtilité. Et la fin de ce passage est géniale parce qu’on a une note aigue mais là où dans un opera seria traditionnel on composerait une conclusion invitant le public à applaudir, ici Verdi fait une transition magistrale avec l’entrée de Falstaff : la musique passe subitement d’une couleur très dramatique à quelque chose de sautillant et presque naïf. Tout se termine sur un échange de politesses entre les deux hommes qui enchaînent des « après vous » et « non après vous ». C’est presque un petit jeu de pouvoir d’ailleurs. Quand on voit des grands sommets internationaux, les dirigeants politiques procèdent de la même manière, la personne entrant en second marquant son statut plus important par rapport à celle qui précède.
Seconde partie
Dans la maison de Ford, les trois commères se préparent pour le tour qu’elles réservent à Falstaff. Nannetta reste tristement en retrait : elle vient d’apprendre que son père souhaite la voir épouser le docteur Cajus. Falstaff fait alors son entrée, prêt à achever de séduire Alice. Alors qu’il enchaîne les banalités galantes, Mrs Quickly et Meg viennent interrompre l’entrevue. Affolées, elles préviennent Alice que son mari est en chemin, furieusement déterminé à confondre l’amant de son épouse. Les trois femmes cachent Falstaff derrière un paravent. Ford apparaît alors à la tête d’une escorte à laquelle il ordonne de retourner sa maison afin de retrouver le séducteur. Profitant d’un moment où elles sont seules, les commères poussent Falstaff dans un panier à linge avant d’enjoindre à des serviteurs d’en jeter le contenu par la fenêtre, directement dans la rivière. En voyant Falstaff s’efforcer de sortir de l’eau, Ford comprend la mascarade et se joint aux rires.
TROISIÈME ACTE
Première partie
En proie à la mélancolie, Falstaff médite sur sa condition d’homme et sur ce qu’il vient de vivre. Plus que jamais, il se sent en décalage avec le monde qui l’entoure. Survient alors Mrs Quickly, qui lui apporte un nouveau message d’Alice. Cette dernière regrette profondément la tournure prise par les derniers événements et souhaite se racheter en invitant Falstaff à la retrouver en pleine nuit pour un nouveau tête-à-tête. Sir John ne se fait pas prier et accepte la proposition. Il ignore qu’il s’agit d’une nouvelle manigance imaginée par Alice, son mari et leur fille Nannetta, Meg et Mrs Quickly. Tous ont prévu de se présenter déguisés en esprits merveilleux au lieu convenu pour effrayer Falstaff. Alice répartit les rôles que chacun devra jouer et confie à sa fille celui de reine des fées. Ford profite de cette précieuse information pour annoncer à Cajus qu’il lui donnera la main de sa fille le soir même, tirant parti de la confusion engendrée par les déguisements. Mrs Quickly surprend cette conversation et décide d’empêcher la manœuvre.
Seconde partie
Après que Fenton a chanté une douce sérénade à Nannetta, Alice et Mrs Quickly font enfiler au jeune homme un costume identique à celui du docteur Cajus. Minuit sonne : Falstaff fait son entrée, rapidement rejoint par Alice, avec qui il échange des paroles passionnées. Soudain, un cri annonce l’arrivée de nymphes et autres créatures mystérieuses. Alice s’enfuit, tandis que Falstaff cherche à se cacher afin de ne pas croiser le regard de la reine des fées – qui n’est autre que Nannetta déguisée.
« Sul fil d'un soffio etesio »
Alain Altinoglu : Comment ne pas évoquer cet air absolument sublime de Nannetta ? Avec l’apparition de créatures féériques autour d’elle, cela fait beaucoup penser à l’ambiance d’une autre pièce de Shakespeare, A Midsummer Night’s Dream, et à ses déclinaisons musicales. C’est un moment suspendu d’une immense beauté, écrit avec une telle fluidité, une telle légèreté, pour transmettre l’innocence de la jeunesse. Là encore, cet air figure dans les récitals de nombreuses sopranos parce qu’il a toujours eu beaucoup de succès auprès du public.
La mascarade commence alors véritablement, et tous s’acharnent à pincer, effrayer et exorciser Falstaff. Falstaff finit par reconnaître Bardolfo parmi ses agresseurs et comprend la supercherie. Ford propose alors de terminer la soirée par le mariage de la reine des fées. Il ignore que Fenton a pris la place de Cajus. Après la bénédiction, les amoureux font tomber leurs masques, et Ford découvre qu’il a lui aussi été berné. Le dernier mot revient à Falstaff : dans un éclat de rire communicatif, il déclare que « tout dans le monde est une farce ».
Finale : « Tutto nel mondo è burla »
Alain Altinoglu : Bien sûr, comme toujours, on garde le meilleur pour la fin. Et quelle fin ! Verdi termine Falstaff avec une démonstration de virtuosité. Il écrit une fugue d’une maîtrise contrapuntique totale. Le contrepoint, c’est l’art de composer en superposant des lignes mélodiques. À l’école quand on apprend le contrepoint, quand on apprend comment écrire une fugue, on passe bien sûr par Bach et les compositeurs baroques mais on devrait aussi jeter un œil sur ce final. Le vieux Verdi, du haut de ses 79 ans, nous donne une leçon avec la superposition des voix de dix solistes, pour qui c’est extrêmement difficile, et des chœurs. Heureusement, l’orchestre double les chanteurs et les chanteuses pour les aider parce qu’il faut compter des temps différents entre chaque intervention, il faut garder les notes et ne pas se perdre, le tout sans avoir la partition devant soi. On avait commencé avec une explosion, et avec cette fugue, on termine l’opéra avec un feu d’artifice vocal et orchestral tout à fait jubilatoire.