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Être fort ‘signifie bien plus que rouler des mécaniques.

Judith Vindevogel à propos de « Trois Femmes Fortes »

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Judith Vindevogel (Walpurgis) s’est donné pour mission de vie de présenter aux enfant la magie d’une expérience de théâtre musical authentique. C’est qu’elle se propose de faire à la Monnaie avec Trois Femme Fortes, un spectacle basé sur un vieux conte japonais. Toute ressemblance avec des personnes, des événements ou des changements sociaux existants, loin d’être fortuite, est parfaitement voulue !

Quelle était votre source d’inspiration pour le spectacle ?

Le spectacle s’inspire d’un livre pour enfants dont ma fille raffolait quand elle était petite. Il raconte l’histoire d’un lutteur robuste qui rencontre trois femmes sur son chemin. À sa grande stupéfaction, elles se révèlent bien plus fortes que lui. C’est une histoire très simple qui se moque des clichés sur le genre. En ce sens, vous pourriez considérer les Trois femmes fortes comme le volet d’un triptyque, sachant que Prinsesse Turandot et Fidelio, les deux opéras-contes que j’ai créés précédemment, traitaient aussi de « femmes fortes » ; des femmes qui ne répondent pas au stéréotype avec lequel les enfants grandissent aujourd’hui. Il ne faut plus que les petites filles soient des princesses ingénues qu’un prince viril doit sauver. Dans Fidelio, c’est Léonore qui va jusque dans la prison sauver son bien-aimé. Et Turandot n’est pas uniquement belle comme le jour, mais très intelligente aussi. Et à prendre avec des gants. Dans cette histoire, Malala, Razanna et la vieille Anna sont trois femmes fortes qui apprennent à Montagne Éternelle « qu’être fort » signifie bien plus que rouler des mécaniques.

D’où proviennent les noms d’Anna, Malala et Razanna ?

Je voulais faire référence à la journaliste russe Anna Politkovskaïa (1958-2006), à l’infirmière palestinienne Razan al-Najjar (1997-2018) et à l’activiste pakistanaise des droits de l’enfant Malala Yousafzai (°1997). Toutes les trois ont été les cibles de fusillades. Malala est la seule à avoir survécu à l’attentat dont elle a été victime. Ce que ces femmes ont en commun, c’est leur dynamisme et leur courage, malgré les intimidations et la violence qu’elles ont subies, leur détermination à continuer de militer pour les droits humains fondamentaux, indifféremment de l’origine ou du genre. J’ai écrit le texte avec ces trois femmes à l’esprit, mais à la fois en pensant à tant d’autres femmes à travers le monde qui s’engagent jour après jour, sans relâche, pour une société plus humaine.

Razanna trouve que chacun a droit à de l’eau potable et que chaque malade doit pouvoir être soigné. Elle enseigne la force végétative à Montagne Éternelle. Malala trouve que tout un chacun doit pouvoir aller à l’école et apprend à Montagne Éternelle la force de gravité, d’expansion et de traction. Anna est la vieille sage qui ose appeler un chat un chat et apprend à Montagne Éternelle la résilience et la volonté. Ensemble, ces trois femmes symbolisent l’enseignant, la faculté de transmettre. Peut-être la plus belle force qui soit.

© Sarah Yu Zeebroek
Pourquoi trouvez-vous important de nommer ces autres aspects de la force ?

Dans l’histoire originale, l’accent est exclusivement mis sur la force physique des trois femmes. Mais je crois qu’un être humain peut être fort de manières multiples et très différentes. Le langage que nos enfants entendent quotidiennement regorge d’épreuves de force. Le discours politique se durcit de jour en jour : Trump et Kim roulent des mécaniques, l’action de Theo Francken au parc Maximilien est une démonstration de force, aux États-Unis, le lobby du climat montre ses muscles et François Hollande a joué les matamores trop tard. Les femmes, quant à elles, sont bien vues quand elles font preuve de « virilité » et osent tenir tête aux hommes. Face à ce machisme, je trouve important de donner de la latitude à d’autres formes de force. Nous vivons dans une société qui évolue à un rythme vertigineux. Outre la volonté et la résilience, il y a le pouvoir de l’imagination, la force libératrice dont parle le roi, qui ne me paraissent pas être des « forces » négligeables à développer. Pour moi, le spectacle va bien au-delà de l’infirmation des clichés de genre.

Le spectacle va bien au-delà de l’infirmation des clichés de genre.

Par ailleurs, nous tentons aussi de jouer avec la force du silence dans le spectacle. Nous sommes tellement focalisés sur l’action, l’action, l’action, sur le fait d’agir vite, encore plus vite, le plus vite possible, en faisant du bruit, beaucoup de bruit, le plus de bruit possible. Nous twittons à tout bout de champ, nous voulons maîtriser au plus vite les outils numériques, qui se succèdent en outre à un rythme effréné. De plus en plus d’enfants souffrent de stress, de déficit d’attention, d’hyperactivité ou de surstimulation. Comment pouvons-nous leur apprendre qu’écouter et attendre patiemment sont précieux ? J’ai cherché une manière d’insérer une minute de silence symbolique dans le spectacle. C’est ainsi que je suis parvenue à l’idée du totem. Pour pouvoir rencontrer son totem, Montagne Éternelle doit pouvoir être aussi silencieux qu’une souris et aussi attentif qu’un chat. Il s’agit de l’exercice de force ultime pour Montagne Éternelle, avant de se rendre au palais du roi. Ce n’est pas évident du tout de faire garder le silence à tout un groupe d’élèves de primaire. Pourtant, pendant les répétitions publiques, nous avons remarqué que c’est possible.

Pourquoi pas un opéra-conte cette fois, mais un récit de théâtre musical ?

Il y a quelques années, Tsubasa Hori a effectué une résidence au FESTIVAL FENIKS. Lorsque je l’ai vue jouer du taïko, j’ai aussitôt pensé à l’histoire des Trois femmes fortes. Avec elle, j’ai quelques fois lu à haute voix la première partie de l’histoire originale au public, alors qu’elle jouait du koto, une harpe japonaise. La simplicité de ce récit me plaisait. Par la suite, j’ai demandé à Sarah Yu Zeebroek de nous rejoindre parce que cela me paraissait une belle idée que trois femmes racontent cette histoire, chacune à sa façon, sans devoir « jouer » un rôle.

Le langage que nos enfants entendent quotidiennement regorge d’épreuves de force.

Nous avons une fois de plus opté pour un décor intime dans lequel les enfants peuvent à nouveau vivre l’histoire de très près. Cette proximité et cette immédiateté sont importantes pour moi, certainement pour une narration. Le décor que Stef Depover a créé, une structure en bambou qui forme une petite arène, est à la fois sobre, fonctionnel et symbolique. L’arène est le lieu où se déroule le match de lutte. Le bambou est une plante asiatique, en même temps très légère et très solide, tout comme les femmes dans le récit.

Pendant le spectacle, Sarah réalise quatre grands dessins. Les enfants voient les dessins être créés sur place et parfois cela leur prend un peu de temps avant de comprendre ce qu’un dessin va donner. La rétroprojection permet aux enfants de voir le lien entre Sarah qui dessine et ce qui y est projeté en grand. Pour nous, un tel projecteur est déjà obsolète entre-temps, mais pour les enfants, c’est de la magie pure. Puisque les trois femmes symbolisent beaucoup de femmes ; des femmes fortes d’hier, d’aujourd’hui et de demain, Sarah a choisi de ne pas leur donner de « visage », mais de les représenter au moyen de trois formes géométriques de base, le triangle, le carré et le cercle, et des trois couleurs primaires, le rouge, le jaune et le bleu. Tsubasa a composé la musique et nous a appris des chansons populaires traditionnelles d’anciennes ethnies japonaises comme les Aïnous.

Lies Van Assche a choisi de créer des costumes en papier pour symboliser la coexistence de la fragilité et de la force chez ces femmes « fortes ». Assistée de Ryoko et Bea qui connaissent très bien la tradition japonaise de l’origami, elle a essayé différentes techniques permettant de transposer vers le textile le jeu d’ombre qui résulte des formes pliées. Les « costumes en papier » suggèrent aussi très joliment qu’après avoir été abattues, ces femmes continuent à vivre comme les protagonistes d’un récit qu’on se transmet de génération en génération :

J’aimerais être de papier et de carton, être un livre que tu pourrais lire à foison.