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L'avenir est-il lucratif ?

Ceux qui n'entendent pas les Cassandres du climat

Geert Buelens
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Geert Buelens est écrivain, professeur de littérature néerlandaise moderne à l’université d’Utrecht et lauréat du prix Boon pour son ouvrage Ce que nous savions déjà. L’histoire écologique oubliée de 1972. Fort de ses recherches historico-culturelles sur l’activisme environnemental, l’auteur flamand jette un regard sur la tragédie moderne des Cassandres de l’an 2023.

Quelle plus grande arrogance que celle consistant à prétendre voir ce qui demeure caché aux yeux des autres ? En l’occurrence, c’est encore pire, puisqu’il est question de voir ce qui, par définition, ne peut être vu : l’avenir. Les diseurs de bonne aventure ont cette prétention ; mais d’une tout autre façon, les scientifiques aussi. Considéré sous cet angle, il n’est donc pas du tout surprenant si leurs propos sont accueillis avec scepticisme, voire rejetés en bloc. Pour qui se prennent-ils ?

Dans la pratique, toutefois, les scientifiques font très rarement de véritables prédictions. Ils se livrent plutôt à des calculs de probabilités. Mais ces probabilités s’avèrent parfois si élevées qu’elles s’assimilent dans les esprits à des certitudes ou garanties absolues – a fortiori de la manière dont les médias et les profanes en parlent. « Hillary Clinton a 85 % de chances de gagner », écrivait le New York Times à la veille de l’élection présidentielle américaine de 2016. Lorsque l’épouse de l’ancien président a perdu, le journal a reçu une volée de bois vert, jusqu’à ce que des voix plus pragmatiques s’élèvent pour rappeler que même des événements n’ayant que 15 % de chances de se produire se réalisent parfois. Tout comme, d’ailleurs, des faits ayant une maigre probabilité de 1 %.

En matière d’environnement et de climat, deux organismes jouent le rôle d’augures dans la perception populaire : le Club de Rome et le GIEC (le panel d’experts des Nations unies sur le climat). Peuvent-ils vraiment être qualifiés de Cassandres ? On peut en débattre. Dans le monde entier, des millions de personnes prennent connaissance de leurs rapports qui, de manière générale, sont également pris au sérieux. Paradoxalement, toutefois, ces rapports sont rarement suivis d’effets. Nous pourrions nous amender, mais nous vivons pour la plupart comme des croyants comptant sur la rémission des péchés.

Tant le Club de Rome que le GIEC fondent leurs déclarations sur des modèles. Des « futurs possibles » : voici comment Detlef van Vuuren, climatologue originaire d’Utrecht et membre de l’équipe de rédaction principale du GIEC, appelle les résultats de ce type de recherche. En extrapolant à partir de données existantes et connues, les experts décrivent ce à quoi l’avenir pourrait ressembler si certains facteurs se produisent simultanément : si A, B et C, alors X ; si A, B et D, alors Y. Certes, ces modèles se sont complexifiés au cours des dernières décennies, mais cela reste évidemment des abstractions, combinant par définition certains éléments de la réalité, et pas tous.

Lorsque le Club de Rome a présenté en 1972 son premier et légendaire rapport intitulé Les limites à la croissance, nombreuses ont été les critiques sur ce point : les prévisions ne seraient-elles pas très différentes si l’on incluait également dans le calcul les facteurs F et G ? Celui qui lit le rapport aujourd’hui ne peut que constater pourtant que le groupe de recherche du renommé Massachusetts Institute of Technology n’a pas fait de prédictions, mais a esquissé des scénarios tenant compte d’un nombre remarquable de variantes.

Ce n’est toutefois pas ce que la mémoire collective a retenu des Limites à la croissance. Selon le député fédéral Jean-Marie Dedecker (LDD), le rapport prédisait même que « le monde disparaîtrait » (De Morgen, 23 août 2022). En témoigne également la déclaration du président de la N-VA, Bart De Wever, dans une interview accordée à Humo en mai 2019. Lorsque le journaliste lui demande quel message il souhaite adresser aux jeunes engagés pour le climat, la figure de proue du premier parti du pays répond : « Qu’ils apprennent leur histoire. Dans les années 1970, le Club de Rome prédisait que les combustibles fossiles seraient épuisés en l’an 2000. Mais ces deux cents dernières années, nous avons acquis, grâce à l’innovation, la capacité de maîtriser les crises écologiques et énergétiques. »

Même pour cet historien de formation, visiblement, l’histoire est élastique. Ce n’était pas le Club de Rome qui avait fait cette estimation, mais le gouvernement américain, sur les données duquel les chercheurs du MIT s’étaient appuyés. Cela étant, les auteurs des Limites à la croissance avaient également effectué des calculs en partant de réserves minérales cinq fois supérieures à celles estimées il y a 50 ans. Et dans ce cas aussi, les réserves s’avéraient finies (les ressources naturelles non renouvelables sont par définition finies). En compensation, les chercheurs avaient intégré dans leur modèle des simulations dans lesquelles l’humanité entière recourait à une énergie nucléaire inépuisable. Et dans ce scénario, si la production économique et alimentaire et la population mondiale continuaient à augmenter tandis que la pollution était maîtrisée, l’humanité allait connaître des difficultés au cours du XXIe siècle en raison d’un manque de terres cultivables. Et c’est ce scénario qui devient de moins en moins imaginaire. Un quart des terres arables de la planète sont aujourd’hui en grande partie épuisées par l’érosion, la dégradation de la biodiversité et le déclin des ressources en eau. Bien sûr, il est toujours possible de créer de nouvelles terres agricoles, mais que gagnerions-nous à détruire pour cela nos forêts si cruciales ? Notre agriculture émet en outre des niveaux problématiques de gaz à effet de serre. L’affirmation de M. De Wever selon laquelle les crises seraient devenues maîtrisables s’avère dangereusement relative dans la pratique.

Je n’utilise pas le mot « dangereusement » à la légère. Dans un rapport de 2020, le réassureur Swiss Re a calculé l’impact de la crise écologique actuelle. Dans un pays sur cinq dans le monde, les écosystèmes d’un tiers de la superficie nationale sont devenus si fragiles qu’ils sont au bord de l’implosion. L’approvisionnement en eau est menacé, la pollinisation n’est plus ce qu’elle devrait être, l’érosion accroît le risque d’inondations et de glissements de terrain. Par conséquent, les propriétés dans ces régions sont difficilement, voire plus du tout prises en charge par les compagnies d’assurances, et toute l’économie est menacée. Et là où la forêt disparaît, la fréquence des maladies respiratoires augmente, posant un défi considérable aux assureurs maladie.

Cette même année 2020, la Banque centrale des Pays-Bas (DNB) a même chiffré le problème : 510 milliards d’euros, soit 36 % des investissements gérés par les institutions financières néerlandaises, sont très, voire extrêmement dépendants du bon fonctionnement des écosystèmes. Ce qui, contrairement à ce que suggère M. De Wever, concorde avec le message du Club de Rome dans les années 1970. Nos sociétés ne peuvent fonctionner que si les écosystèmes environnants fonctionnent également. Lorsque certaines parties de ces systèmes sont sous pression, d’autres en pâtissent inévitablement. La sécheresse réduit la quantité d’eau potable et donc la qualité de vie des animaux et des plantes ; elle affaiblit les rendements agricoles et augmente le risque d’incendies de forêt. Certaines régions font face à une hausse de la salinité, ce qui compromet à nouveau l’approvisionnement en eau potable et affecte l’agriculture. De la même manière encore, l’environnement des personnes peu soucieuses de la faune et de la flore est mis en péril.

Et c’est alors qu’il se produit une chose curieuse. Pourtant étayées par de nombreuses données et de plus en plus d’exemples concrets, les analyses de ce type sont jusqu’à aujourd’hui taxées d’alarmistes. Ainsi Jean-Marie Dedecker déclare-t-il dans l’interview susmentionnée : « Est-ce si grave que les glaciers fondent ? On ne peut plus aller skier, c’est tout. » Médias, éditeurs et politiciens n’hésitent pas à employer le terme d’« hystérie climatique ». Nous voici donc revenus à Cassandre !

Bien sûr, ce n’est pas un hasard si cette figure mythologique est une femme : depuis des millénaires, notre culture rejette volontiers les idées indésirables ou vérités inconfortables comme étant le fait de « bonnes femmes hystériques ». Bart De Wever est trop fine mouche pour employer cette expression littéralement. Dans la même interview, il recourt cependant à une comparaison historique et à une expression typiquement belge qui transmettent exactement le même message. Parlant de Greta Thunberg, il dit : « Cette fille rappelle beaucoup Jeanne d’Arc, elle non plus n’était pas toute juste. Jeanne d’Arc croyait voir Dieu, Greta voit des vapeurs de CO2. »

Un terme comme celui de « fanatique du climat » ne pourrait avoir de signification que dans un univers où le changement climatique serait un scénario de futur possible et non une réalité. De même, l’affirmation de De Wever selon laquelle la crise écologique serait parfaitement maîtrisable n’aurait de sens que s’il était encore possible de la maîtriser. En 2019, lorsqu’il a donné cette interview, c’était déjà une position difficile à tenir, mais depuis les trombes d’eau tombées le 14 juillet 2021, plus aucun Belge ne peut se permettre d’encore nourrir cette illusion. Et après avoir vu se succéder ces dernières semaines les incendies à Rhodes, à Hawaï et au Canada, les inondations en Slovénie, en Inde, en Chine et au Bangladesh et les glissements de terrain en Géorgie, dévastant des villages, des villes et des communautés, et causant des centaines de victimes humaines, qui oserait encore prétendre que « tout est sous contrôle » ? Pas le réassureur allemand Munich Re, en tout cas : avant même que ces calamités estivales ne s’abattent sur la planète, les catastrophes naturelles avaient déjà causé pour 110 milliards de dollars de dégâts cette année. Tous ces désastres n’étaient pas liés au climat, loin de là, mais ces experts allemands mettent eux aussi en avant le lien direct entre le changement climatique et la fréquence accrue de canicules, sécheresses et feux de forêt.

Ceci n’a pas empêché les climatosceptiques de claironner tout l’été que ces nouvelles étaient destinées à manipuler l’opinion publique, voire qu’elles participaient d’un complot du grand capital visant à nous vendre des pompes à chaleur et des voitures électriques, faisant passer les défenseurs du climat pour des escrocs qui verraient en l’avenir un business model lucratif. Un renversement cynique de la réalité, où les entreprises fossiles bénéficient de milliards d’euros de subventions et d’avantages fiscaux et continuent de chercher de nouveaux forages de gaz et de pétrole et où les consortiums internationaux prônent l’exploitation minière offshore.

Le fait que ces industriels soient considérés par beaucoup comme réalistes et les activistes comme de dangereux rêveurs donne à l’histoire de Cassandre une tournure que même les Grecs anciens n’auraient pu prévoir. La Cassandre mythologique est une figure tragique, car ses prédictions exactes ne sont pas crues. Aujourd’hui, non seulement les prédictions ne sont pas crues par une minorité bruyante, mais celle-ci met même en doute une réalité visible et tangible. Cela soulève inévitablement la question de savoir qui sont les vrais maudits dans cette histoire.

Traduction : Françoise Antoine