
À la rencontre des XX et de la libre esthétique
Épisode V : Un Espagnol à Bruxelles
Albéniz, Arbós, de la Cinna, de Sarasate, de Falla, Guelbenzu… À l’instar de leurs homologues belges, français, allemands et russes, les compositeurs espagnols figurent en bonne place à l’affiche des concerts organisés par Les XX et La Libre Esthétique.
Cela vaut également pour les œuvres faisant référence à la musique populaire espagnole (ou basque), comme la célèbre Suite basque de Bordes ou Cerdaña, une suite pour piano écrite par de Séverac. C’est cette présence espagnole dans notre pays qu’évoquera le Concertino du 6 juin 2025, lors duquel vous pourrez entendre le Quintette pour piano et cordes op. 1 du compositeur sévillan Joaquín Turina (1882-1949). Avant cette pièce, le Trio avec piano op. 16 du compositeur et chef d’orchestre belge François Rasse (1873-1955) sera mis à l’honneur.
Après avoir quitté le village de Helkijn (Helchin), en Flandre occidentale, pour rejoindre Bruxelles avec ses parents en 1880, François Rasse se voit offrir l’opportunité d’étudier le violon au Conservatoire royal auprès d’Eugène Ysaÿe. Il obtient son diplôme en 1896 en jouant – fait remarquable – une œuvre de sa main, le Concertstück op. 11, dédiée à son professeur et qu’il interprète par la suite à Londres en compagnie de celui-ci – Rasse était aussi pianiste. L’accueil est mitigé : la pièce est jugée bien écrite, mais sans grande originalité. Les deux hommes donneront à nouveau le Concertstück lors d’un concert au Salon d’art idéaliste organisé à Bruxelles par l’artiste ésotérique Jean Delville, mais l’œuvre sera à nouveau reçue avec tiédeur par la presse musicale : « Un peu vide, sauf un bel élan vers la fin » (L’Art moderne, 28 mars 1897).
Quelques mois plus tard, Rasse compose son Trio avec piano op. 16 (1897), qu’il dédie également à Ysaÿe. Ce dernier, toujours acquis à la cause de son ancien élève, interprète l’œuvre pour la première fois dans le cadre de l’un des concerts donnés à son domicile, accompagné pour l’occasion d’Emile Doehaerd au violoncelle et de Rasse lui-même au piano. L’œuvre produit alors une telle impression sur le critique musical de L’Art moderne, que celui-ci la classe aussitôt parmi « les plus belles compositions écrites en Belgique » (L’Art moderne, 11 juillet 1897). Le critique a bon espoir que Rasse inaugure l’indispensable renouveau de la musique de chambre belge – dont les trios de César Franck (1840) constituent, à ses yeux, le dernier grand exemple – et considère la création du Trio avec piano comme un tournant dans « l’évolution musicale de notre pays ». Aussi exhorte-t-il les éditeurs de musique à le publier sans tarder : « Quand apparaît une œuvre de l’importance artistique du Trio de François Rasse, il est du devoir de ces maisons de la publier. » Son appel sera entendu un an plus tard, la maison d’édition bruxelloise Schott Frères publiant l’œuvre en 1898.
Un nouveau César Franck ?
Lorsque le Trio est donné au salon de La Libre Esthétique en 1913 – toujours avec Rasse au clavier –, Charles van den Borren rédige un compte rendu du concert : tout comme le critique présent à la création de l’œuvre chez Ysaÿe, il loue la structure musicale de cette composition en trois mouvements. S’inspirant du modèle de Franck, Rasse fait réapparaître dans le finale certains motifs des deux parties précédentes. Il emprunte ainsi au premier mouvement (Allegro appassionato) une figure ascendante qui est exposée dans le registre grave du piano et qui, selon le critique de 1897, n’est pas sans rappeler « l’Ur-Melodie de la Tétralogie », le thème de l’Or du Rhin tiré du drame musical éponyme de Wagner. Imperceptiblement, ce motif continue de jouer un rôle important, tant sur le plan rythmique que mélodique, tout au long de l’Allegro, et jusqu’à sa conclusion, où chaque instrument se fend d’un court épilogue solo pour clore ce mouvement initial énergique sur un passage apaisé, qui fait la transition avec l’Andante.
Le mot clé du mouvement lent central est malinconia (mélancolie), une indication musicale que Rasse a fait figurer dans les parties de violon et de violoncelle. Des passages fragmentaires où la musique semble buter contre quelque chose y alternent avec une mélancolie résolument romantique, rehaussée d’« accords vagabonds » évoquant les célèbres accords d’ouverture de Tristan und Isolde. Le troisième mouvement est un diptyque, dont le premier volet, l’Interlude, reprend certains motifs des deux mouvements précédents ; la figure évoquant l’Ur-Melodie et le terme malinconia y font tous deux leur réapparition. Après une transition tout en fluidité, le piano entame le Finale avec un thème lyrique joué à l’unisson par les deux instruments à cordes.
Récompensé par l’Académie royale de Belgique, ce trio pour piano, violon et violoncelle lança la carrière de compositeur de François Rasse, qui remporta également le Prix de Rome en 1899, avant d’officier comme chef d’orchestre à la Monnaie (1902-1907 et 1910-1912) et au Concertgebouw à Amsterdam (1908 et 1919-1920), ainsi qu’à la tête de nombreux autres orchestres. Professeur au Conservatoire de Bruxelles, mais aussi directeur de l’école de musique de Saint-Josse-ten-Noode et du Conservatoire royal de Liège, Rasse contribua également à donner forme à l’enseignement musical en Belgique.
Un air d’Espagne dans les salons
C’est en 1909 qu’Octave Maus, figure clé des XX puis de La Libre Esthétique, remarqua le jeune compositeur espagnol Joaquín Turina, alors qu’il faisait partie du jury du Salon d’Automne français. Sorte de pendant parisien au groupe des XX, fondé vingt ans plus tôt, cette exposition annuelle se voulait un forum pour les artistes progressistes, traités en parents pauvres par les salons officiels « conservateurs », et accordait, aux côtés des arts visuels, une grande place à la musique. Le Quintette pour piano et cordes op. 1 de Turina y fut récompensé par un jury comprenant, aux côtés d’Octave Maus, notamment Gabriel Fauré, Vincent d’Indy et Albéric Magnard. Saisissant l’occasion, Maus invita le compositeur espagnol à venir présenter ce qui n’était encore que son premier opus au salon organisé cette année-là par La Libre Esthétique. L’œuvre, avec Turina lui-même au piano, connut ainsi sa création belge.
Turina vécut à Paris entre 1905 et 1914, où il étudia la composition à la Schola Cantorum de Vincent d’Indy, qui fut lui aussi étroitement impliqué dans la programmation musicale de La Libre Esthétique. Fréquentant les cercles culturels les plus prestigieux, il se lia d’amitié avec Claude Debussy, Maurice Ravel et Florent Schmitt. Le compositeur fut également fort inspiré par l’œuvre de Gabriel Fauré. Un critique français décèlera dans sa musique un mélange d’influences françaises et d’un « "expressivisme" simple et profond » très personnel, perçu comme typiquement espagnol : « Un véritable Espagnol » (L’Art moderne, 21 mars 1909). Charles van den Borren reconnaît également cette double influence lors de la création belge du Quintette pour piano et cordes, qui dénote selon lui « un talent à la fois spontané et réfléchi ». Il voit ainsi dans la fugue d’ouverture un bel exemple d’architecture musicale dénuée de toute aridité ou du moindre intellectualisme outrancier. Au contraire, la composante principale du premier mouvement est, selon van den Borren, « d’une poésie indéfinissable, très mystérieuse, très prenante ». Le deuxième mouvement, Animé, est plus vivant et inspire même au critique une comparaison avec les ultimes quatuors à cordes de Beethoven. Les deux derniers mouvements, composés chacun d’une section lente et d’une section rapide, alternent gravité, espièglerie (parfois sombre) et lyrisme. Avec ses récitatifs pour violon et alto annoncés par de magnifiques accords de piano, le début du quatrième et dernier mouvement est particulièrement remarquable, le jeune compositeur espagnol faisant preuve dans ce premier opus d’une vulnérabilité pleine d’originalité et d’expressivité.
Ce premier passage de Turina à La Libre Esthétique lui vaut un succès immédiat. Le compositeur y sera une nouvelle fois à l’affiche en 1910 avec Sevilla, une suite pour piano en trois parties écrite en hommage à sa ville natale et constituée de courts « tableaux impressionnistes » (L’Art moderne, 3 avril 1910), intitulés notamment Sous les orangers et La Feria. Turina rentrera à Madrid quatre ans plus tard, à l’annonce de la Première Guerre mondiale. Danzas fantásticas op. 22, son œuvre la plus connue – composée initialement pour piano seul, puis orchestrée – est un incontournable pour qui souhaite (re)découvrir ce compositeur, plus de cent ans après Octave Maus et La Libre Esthétique.
Traduction : Grégory Dejaeger
Ce projet de recherche est soutenu par le Fonds Wetenschappelijk Onderzoek – Vlaanderen [Fonds de la recherche scientifique – Flandre].